Dans une Europe largement déchristianisée, dans une France où les catholiques sont une minorité, dans des sociétés violentées par l’ultralibéralisme, quelle est la pertinence de la doctrine sociale de l’Eglise et quelle peut être sa portée ? Aux croyants et aux incroyants, Philippe Arondel offre des réponses dans un livre stimulant (1).
Quand les thuriféraires de l’Union européenne veulent nous persuader que l’édifice bruxello-francfortois a une âme, ils invoquent les « racines chrétiennes de l’Europe ». Certains, creusant plus profond, parlent même de « racines judéo-chrétiennes ». Il est étrange de transformer en racines des paroles et une promesse venues du Ciel mais la métaphore fait involontairement référence à un enfouissement. Les richesses théologiques et philosophiques du judaïsme et du christianisme sont aujourd’hui recouvertes, dans les milieux politiques ouest-européens, d’un amas conceptuel qui forme un terrain compact sur lequel se déploie l’ultralibéralisme.
Evoquer un amas conceptuel ne signifie pas que les productions idéologiques originelles soient médiocres. Les œuvres d’Adam Smith et de Friedrich Hayek ainsi que la « Fable des abeilles » de Bernard Mandeville méritent et ne cesseront de mériter examen et discussion – Philippe Arondel étant à cet égard un guide très précieux. Grâce à divers vulgarisateurs, les milieux dirigeants se sont imprégnés des théories émises par les pères fondateurs du libéralisme économique et en ont retiré un compost idéologique qui coïncide parfaitement avec leurs intérêts. Apologie du Marché sur le mode déterministe, rejet de l’Etat, élimination de la justice sociale, haine de la volonté politique, « pragmatisme » consistant à valoriser l’égoïsme individuel pour mieux atomiser la société et défaire les appartenances collectives. Il y a là une vision extrémiste – ultra-libérale – qui s’énonce en slogans : nous n’avons pas le choix ; il faut s’adapter, il faut faire sauter les obstacles à la concurrence, les nations sont dépassées…
Cette conception du monde, déterministe, utilitariste, rigoureusement individualiste, parfaitement amorale et guidée par la maximisation du profit ne peut se présenter comme le beau prolongement des fameuses « racines judéo-chrétiennes » qui ornent les discours de la « droite des valeurs » et de certaines fractions de la « gauche morale ». Dans ses principes et dans les prescriptions qui en découlent, l’ultralibéralisme est en totale contradiction avec le judaïsme et le christianisme.
Il faut s’arrêter un instant sur cette affirmation, qui soulève pour nous un problème de fond : un journal qui professe un principe de neutralité bienveillante à l’égard des religions est-il en mesure de formuler un jugement de valeur, même positif, sur des pensées religieuses ? Nous pouvons répondre par l’affirmative si, et seulement si, nous invoquons des autorités religieuses et des spécialistes des questions religieuses pour formuler notre jugement.
Quant au judaïsme, j’avais invoqué l’autorité de Raphaël Draï et plus particulièrement l’ouvrage fondamental qu’il a consacré à l’économie chabbatique (2) tout entière soumise au principe de justice. Quant au christianisme, je prends pour référence la doctrine sociale de l’Eglise telle que Philippe Arondel l’expose dans « L’impasse libérale ». Cette doctrine est intéressante à deux égards. Exposée au XIXème siècle et réaffirmée au XXème, la pensée sociale-catholique s’affirme désormais dans une société sortie de la religion (3). Les institutions religieuses ne structurent plus l’existence sociale mais l’Eglise continue de représenter une histoire bimillénaire hors de laquelle notre présent est incompréhensible : pour les citoyens que nous sommes, le catholicisme existe comme agent de la transmission d’un message religieux et de principes portant sur la vie en commun.
Ces principes, qui inspirent les catholiques par la voie des encycliques pontificales, peuvent-ils avoir du sens pour l’ensemble de la collectivité ? Telle que l’expose Philippe Arondel, la doctrine sociale de l’Eglise s’oppose diamétralement à l’idéologie libérale et conforte les pensées qui refondent le politique dans un souci de justice sociale au sein de collectivités souveraines. Dans l’encyclique Rerum Novarum publiée en 1891, Léon XIII désigne l’Etat comme le premier responsable de la prospérité et comme le gardien de la cohésion sociale. Les chefs d’Etat « …doivent agir en sorte que la constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité tant publique que privée ». Les pauvres sont autant citoyens que les riches et aucune classe ne doit être privilégiée. L’intervention de l’Etat est donc indispensable pour rétablir l’égalité entre les personnes et les classes sociales.
Cependant, l’Eglise romaine a mis en garde contre l’étatisme et Pie XI a développé, dans Quadragesimo Anno (1931), une conception de la subsidiarité selon laquelle on ne saurait retirer aux « groupements d’ordre inférieur » les fonctions qu’ils peuvent remplir pour les confier à une « collectivité plus vaste ». Ce principe de subsidiarité a été récupéré par les ultralibéraux et retourné contre l’Etat au prix d’un contresens résolu. Le père Calvez, aujourd’hui trop oublié (4), précise que la subsidiarité signifie « faire en sorte que l’Etat n’intervienne que pour aider les individus et les sociétés inférieures, c’est-à-dire n’intervienne que pour ce qui est du bien commun et de la justice distributive. Mais rien de ce qui concerne le bien commun universel et la réalisation de la justice distributive ne doit échapper à sa compétence ».
Cette conception n’est pas étatiste dans la mesure où elle procède d’une anthropologie personnaliste, qui considère la famille comme la cellule naturelle de base au sein de laquelle s’épanouit la personne humaine et qui regarde la société comme une hiérarchie de communautés familiales et professionnelles. Ce qui ne va pas sans ambiguïtés. Philippe Arondel relève que l’Eglise catholique est restée longtemps favorable, après son ralliement à la République, aux thèses réactionnaires diffusées par certains catholiques sociaux, à la nostalgie d’un Ancien régime idéalisé et à un corporatisme installé par Vichy. Cependant, il paraît nécessaire de prendre en compte les apports des catholiques sociaux du XIXème siècle dans le domaine de la législation sociale mais aussi leurs différences et leurs conflits – notamment l’opposition entre René de La Tour du Pin et Albert de Mun.
Les débats sur les complaisances réactionnaires puis progressistes de certains ecclésiastiques au XXème siècle ne sauraient faire oublier la continuité dans l’expression de la doctrine sociale de l’Eglise. Pie XI, dans Quadragesimo Anno, avertissait que « L’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir ». Quant aux relations de travail régies par le contrat, Pie XI affirme que les « rapports mutuels [entre capital et travail] doivent être réglés par les lois de la justice la plus stricte qu’on appelle commutative », ce qui implique le respect du droit de propriété. Mais le contractualisme ne garantit pas la justice sociale et, après Pie XII dénonçant la rente et le profit qui « mangent le salaire », Paul VI, dans Populorum Progressio (1967), soulignait que « la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigence du droit naturel » et qu’« une économie d’échange ne peut plus reposer sur la seule loi de libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique ». Dans Centisemus Annus, Jean-Paul II a lui aussi écrit sur la prééminence du principe de justice sociale : « Avant même la logique des échanges à parité et des formes de justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité ».
Il est donc nécessaire que l’Etat soit l’agent effectif d’une justice redistributive aujourd’hui récusée par l’ultralibéralisme. Encore plus près de nous, le pape François dénonce dans Laudato Si’ le conditionnement opéré par la technique, telle qu’elle est orientée par les « intérêts de groupes de pouvoir déterminés ». C’est que nous sommes confrontés à une tentative de remodelage de l’homme qu’annonçait déjà Margaret Thatcher en 1981 : « L’économie, c’est la méthode. Mais notre but reste de changer le cœur et l’âme de l’être humain ».
Philippe Arondel met en relation la doctrine sociale formulée par les encycliques romaines et les œuvres contemporaines qui nous sont familières : celle de François Perroux, un catholique qui faisait de l’économie, de Jacques Ellul, philosophe et théologien protestant, d’Alain Supiot qui ne se réfère pas à une religion. Il faut ajouter Gaël Giraud, jésuite et économiste (5) qui dénonce l’illusion financière et milite en faveur de la transition écologique, Raphaël Draï évoqué plus haut et bien d’autres chercheurs qui s’appuient sur le socle anthropologique judéo-chrétien ou sur la tradition humaniste.
La sortie de la religion ne signifie pas que les institutions religieuses et les chercheurs qui s’y rattachent n’aient plus rien à dire. Le souci de la personne humaine et de la justice sociale comme établissement concret du bien commun ont aujourd’hui une portée révolutionnaire dans un monde fracturé par l’utopie libérale. La doctrine sociale de l’Eglise offre à tous les hommes une pensée transcendante de la médiation qui établit l’éminente dignité du Politique comme condition de possibilité de la justice. Quelle que soit leur attitude à l’égard des religions, ceux qui tentent de défendre ou de rétablir l’institution politique en tant que telle devraient s’en trouver confortés.
***
(1) Philippe Arondel, L’impasse libérale, Salvator, 2019.
(2) https://bertrand-renouvin.fr/leconomie-chabbatique/
(3) Cf. Bernard Bourdin, Le christianisme et la question du théologico-politique, Le Cerf, 2015, et ma présentation dans le numéro 1104 de « Royaliste » repris sur mon blog : https://bertrand-renouvin.fr/religion-mediation-et-modernite-selon-bernard-bourdin/
(4) Cf. Pierre-Yves Calvez et J. Perrin, Eglise et société économique, Aubier, 1959.
(5) Cf. Gaël Giraud, L’illusion financière, Editions de l’Atelier, 2014.
Article publié dans le numéro 1167 de « Royaliste » – mai 2019
0 commentaires