La gouvernance oligarchique s’ingénie à détruire l’Etat, défini comme l’ensemble des administrations et des services publics qui exécutent les décisions politiques selon la règle de droit. Cette entreprise méthodique, qui met la nation en péril, est remarquablement explicitée par Maroun Eddé.

Amorcée au milieu des années quatre-vingt en rupture avec la révolution gaullienne, la contre-révolution néo-libérale ne s’est pas dévoilée dans toute son ampleur et sa radicalité aux yeux de ses témoins et de ses victimes. Le clivage entre la droite et la gauche, les promesses électorales et la langue de bois évoquant gracieusement la désinflation compétitive, les sentiers de croissance et la respiration du service public entretenaient des illusions généreuses et des espoirs toujours déçus.

Telle que l’explicite Maroun Eddé dans un livre de référence (1), la destruction de l’Etat est un processus cohérent mais fallacieux, qui engendre une incohérence maximale. Concrétisée dans les politiques menées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, l’idéologie néolibérale en est l’expression manifeste. Depuis le tournant de 1975, le modèle américain de la libre entreprise et l’efficacité du secteur privé sont glorifiés par un milieu dirigeant qui ne s’interroge jamais sur la pertinence de ses choix. La dogmatique néolibérale a fait et continue de faire l’objet de critiques ravageuses et nul ne veut voir, en haut lieu, que les grands succès américain (la Silicon Valley, par exemple) procèdent d’un État qui soutient l’innovation par l’effort de recherche, les commandes publiques, les subventions et la coordination des acteurs privés.

C’est sous l’empire de ces préjugés idéologiques que s’est effectuée la part la plus visible de la destruction de l’Etat : privatisations menées par Edouard Balladur, puis par Lionel Jospin qui a largement dépassé la droite dans ce domaine ; démantèlement progressif des services publics ; liquidation de la politique industrielle nationale selon le mythe de la l’entreprise sans usine, soumission de l’hôpital public à la logique de rentabilité, contractualisation massive dans la fonction publique d’Etat ; externalisation des tâches dans tous les domaines, y compris les plus sensibles. L’ensemble des opérations se déroule sous couvert de faux concepts assaisonnés de formules en anglais : rendre l’Etat plus agile, transformer la France en start up nation, faire du cost cutting autrement dit réduire les coûts… Le résultat de ces élucubrations est connu : chômage de masse, emplois précaires, bas salaires, scandale de la privatisation des autoroutes, naufrages industriels, coûteuse absurdité du “marché de l’énergie”.

La classe dirigeante n’est en rien préoccupée par les démentis empiriques. Il suffit qu’elle puisse garder le contrôle de la situation lors des grandes grèves et elle se soucie comme d’une guigne de l’invalidation des thèses néolibérales. Quand l’idéologie vient justifier l’accumulation du capital symbolique – les signes du pouvoir – et du capital financier, il y a tout intérêt à poursuivre le travail de destruction de l’Etat.

Après la désastreuse Révision générale des politiques publiques lancée par Nicolas Sarkozy, les initiatives d’Emmanuel Macron ont eu et continuent d’avoir des effets catastrophiques. La suppression des Grands corps est connue mais les citoyens n’en n’ont pas encore mesuré toutes les conséquences. On s’est inquiété en 2021 de la prolifération et du coût des cabinets de conseil mais leurs prétendus experts qu’ils louent à des prix excessifs restent pleinement intégrés à l’administration alors qu’ils ne connaissent ni ne comprennent le fonctionnement de l’Etat, préconisent des restrictions de crédits dont ils ne mesurent pas les effets et ne sont jamais soumis à une évaluation de leurs compétences. Au terme d’une analyse fouillée, Maroun Eddé montre qu’il y a une osmose entre certains hauts fonctionnaires et les cabinets de conseils, souvent américains, qui finissent par les recruter après s’être fait attribuer des missions grassement rémunérées. Tout ceci sans se soucier des conflits d’intérêt…

Le travail de destruction de l’Etat s’effectue aussi dans les Grandes écoles. Sciences Po voudrait devenir une business school mais n’y parvient pas et décline doucement. L’ENA a été remplacée par l’Institut national du service public (INSP) qui privilégie la recherche en sciences politiques, loin des réalités administratives. Par ailleurs, la gouvernance oligarchique fait de moins en moins appel aux polytechniciens et aux ingénieurs formés par d’excellentes écoles, qui partent faire carrière dans la finance et dans le conseil. La façade méritocratique n’a pas changé : il y a toujours des concours pour entrer à l’INSP, à Polytechnique, à l’Ecole des Mines et aux Ponts et Chaussées mais l’accès à la nouvelle classe managériale se fait surtout par de coûteuses filières qui passent par les Etats-Unis et le Canada, puis par HEC ou l’ESSEC et par de puissants réseaux d’influence. Les diplômes exigent un lourd investissement financier et les héritiers des hautes classes sont les mieux placés. C’est ainsi que la sécession des élites se renforce, dans le mépris de l’intérêt général, dans les connivences fructueuses et dans le mépris du pays tout entier.

Le bilan de la nouvelle classe managériale, dont Emmanuel Macron est le représentant typique, est accablant : démission devant les responsabilités effectives qui ont été transférées à l’échelon européen, décisions prises dans des réunions informelles hors de tout contrôle démocratique, découragement des serviteurs de l’Etat, des enseignants, du corps médical, perte des qualifications ouvrières indispensables à la réindustrialisation, coûts financiers exorbitants des réformes néolibérales en raison des gaspillages et de la bureaucratisation qu’elles favorisent.

La dialectique du Pouvoir politique, de l’Etat et de la Nation n’est plus qu’une apparence. L’Etat déconstruit et appauvri ne peut plus jouer son rôle protecteur et sa capacité d’impulsion ne cesse de faiblir. Le commerce extérieur, les grandes orientations de la politique budgétaire et la monnaie ne relèvent plus du Pouvoir politique mais de l’Union européenne, qui a elle aussi engendré une technocratie hors de contrôle et une bureaucratie parasitaire. La Nation est à l’abandon.

Maroun Eddé plaide pour une reprise de la dynamique gaullienne. Nous ne saurions trop l’en féliciter.

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1/ Maroun Eddé, La destruction de l’Etat, Bouquins, 2023.

Article publié dans le numéro 1279 de « Royaliste » – 19 mai 2024

 

 

 

 

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1 Commentaire

  1. RR

    Propos de bon sens.
    Affairisme et défense du capitalisme sans retenu, conséquence d’une collusion entre les tenants du Capital et le pouvoir politique.
    En revanche ajoutons parallèlement, oppression fiscale pour les « petits »: Patrons de TPE (artisans, commerçants,…), professions libérales…