Agrégé de sciences politiques, professeur à Paris-Sorbonne, Olivier DARD a dirigé, en compagnie de Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois, le « Dictionnaire des populismes » qui accueille les contributions d’une centaine d’auteurs de douze nationalités différentes, spécialistes d’histoire ou de littérature, de philosophie, de droit public, de science politique… Le texte que nous publions est tiré de la conférence d’Olivier Dard aux Mercredis de la NAR, le 20 novembre 2019.
Royaliste : Est-il possible de définir le populisme ?
Olivier Dard : Les définitions du populisme sont très nombreuses. Pour ma part, je pense que définir le populisme, c’est en écrire l’histoire. Dès lors, on constate que les populismes contemporains ne sont pas sortis de nulle part. Le terme « populisme » est apparu en France avant la Première guerre mondiale, en référence aux populistes russes de la fin du 19ème siècle. Ces narodniki ont souvent été présenté comme des anarchistes, avec Bakounine comme principale figure. Il faut souligner que le populisme russe est un phénomène rural – alors que le populisme actuel est aussi un mouvement urbain – et qu’il manifeste la volonté de construire un certain type de socialisme, visant à un fédéralisme associant des communautés locales. N’oublions pas que les narodniki utilisaient des méthodes terroristes…
Royaliste : A la même époque, on retrouve un phénomène analogue aux Etats-Unis…
Olivier Dard : On néglige complètement l’importance du populisme étatsunien qui est lui aussi un populisme rural comme en Russie – la violence en moins – avec le même souci de construire face aux élites de la grande ville un certain nombre de communautés. Christopher Lasch, l’auteur de « La Révolte des élites », qui appartenait à la New left, a retrouvé l’héritage de ces populistes.
Aux Etats-Unis comme en Russie, l’histoire du populisme au 19ème siècle n’a été que l’histoire de figures et de mouvements et c’est en Amérique latine que se trouve le véritable berceau du populisme. Au 20ème siècle, le populisme latino-américain se manifeste sous la forme de régimes politiques : au Mexique avec Lázaro Cardenas Cárdenas, au Brésil avec Getúlio Vargas, l’Argentine avec Juan Perón où le populisme s’incarne aussi dans deux femmes, Evita et Isabel Perón.
Royaliste : Que peuvent nous apprendre les populismes latino-américains sur les populismes européens d’aujourd’hui ?
Olivier Dard : Beaucoup ! Ces populismes marquent une rupture très nette entre les élites et le peuple. Le péronisme va constamment aiguiser la dualité entre « eux » et « nous » : c’est là un marqueur important du populisme qu’on va retrouver par la suite. Le deuxième élément important, c’est l’affirmation du rôle d’un dirigeant charismatique, qui va parvenir à cristalliser sur lui ce qui est considéré comme des aspirations populaires. Cela peut faire penser au fascisme sauf que dans le cas argentin il y a passage régulier par le biais électoral et il y a l’affirmation de la valeur de la démocratie. Troisième élément, un véritable sens de la mise en scène, chez Perón comme chez Vargas : la radio et le cinéma jouent un rôle très important, avec une capacité des dirigeants à incarner les aspirations populaires à travers une gestuelle, une prise de parole. De ce point de vue, Eva Perón est tout à fait fascinante.
Royaliste : En Amérique latine, sommes-nous aujourd’hui en présence de néo-populismes ?
Olivier Dard : Il y a dans notre Dictionnaire des articles sur Chavez au Venezuela, Morales en Bolivie, Correa en Equateur et il y a en Amérique latine tout un débat sur ce néo-populisme, y compris dans les universités où ce sujet est regardé comme légitime. Quant à Bolsonaro, il ne peut être qualifié de populiste pour deux raisons majeures : il n’est nullement un héritier du populisme brésilien mais de la dictature militaire installée en 1964 ; il doit aussi être regardé comme un homme politique défendant un projet économique et social d’inspiration néolibérale qui est aux antipodes des populistes latino-américains, hostiles au néo-libéralisme et à l’impérialisme états-unien. J’ajoute que le Brésil a beaucoup changé depuis Vargas : il existe maintenant une classe moyenne, et le mouvement évangélique est un phénomène nouveau.
Royaliste : Les populismes ont cependant des traits communs…
Olivier Dard : Oui. Le premier de ces traits communs pose problème : c’est la question du “style populiste”. Pierre-André Taguieff considère que le populisme serait d’abord, sinon exclusivement, un style. L’idéologie serait selon lui inconsistante. J’estime pour ma part que le style populiste est problématique. La volonté de faire peuple par ses discours et par son attitude est commune à maints dirigeants qui ne sont pas tous populistes. Pensez au “casse-toi pauvre con” de Nicolas Sarkozy et au “Venez me chercher” d’Emmanuel Macron. Je ne suis pas certain que les populismes soient aussi inconsistants que Pierre-André Taguieff le dit. Il y avait une consistance idéologique chez les populistes russes et états-uniens mais aussi chez Vargas ou Perón et, par ailleurs, tous les populistes soulignent la fracture entre le peuple et les élites. Les populistes se déclinent au pluriel parce que, tout en considérant que le peuple est supérieur aux élites, ils ne parlent pas du même peuple.
Royaliste : En quels sens ce mot est-il employé ?
Olivier Dard : Il y a d’abord le peuple comme démos, conçu comme force organisatrice de la société qui exprime ses volontés par le vote selon les principes de la démocratie représentative. Il y a le peuple comme plebs, considéré dans sa dimension sociale. Et il y a le peuple comme ethnos lié à une identité culturelle et territoriale. Pour les mouvements et personnalités populistes d’aujourd’hui, parler du peuple et parler au peuple ne signifie pas du tout la même chose. Le peuple de Bernie Sanders et de Jean-Luc Mélenchon n’est évidemment pas le même que celui de Marine Le Pen. Cependant, s’il y a une polysémie du mot peuple et de ses usages, la révolte du peuple contre les élites est aujourd’hui une réalité transnationale.
J’ajouterai, historiquement, qu’aux mots “peuple” et “élites”, il faut ajouter les “masses”. Le mot n’est pas utilisé aujourd’hui, alors qu’au 19e siècle, en Europe comme aux Etats-Unis, la question qui se pose aux sociétés et aux institutions politiques, c’est d’abord la question de l’intégration des masses. Cette intégration, qui se fait sur le mode conflictuel, passe par le droit de suffrage, par le développement de la démocratie libérale en Europe et aux Etats-Unis. Dans le vieux débat entre nation et classe, on constate à la veille de la Première Guerre mondiale que l’intégration nationale a fonctionné, que les peuples choisissent la nation plutôt que la classe. Quant à l’Amérique latine, on constate qu’en Argentine et au Brésil, les populismes vont être des facteurs essentiels de l’intégration des masses dans les systèmes politiques de ces pays par le biais des réformes sociales mises en œuvre dans la lutte contre l’oligarchie.
Royaliste : Qu’en est-il, au XXème siècle, du populisme français ?
Olivier Dard : Historiquement, nous constatons que le populisme est associé au boulangisme et au mouvement poujadiste sous la IVème République. Le poujadisme est en effet pensé comme une prise de position contestataire. Nous ne sommes pas dans l’inclusion mais dans la révolte. Si l’on compare le livre de Pierre Poujade – “J’ai choisi le combat” – et “Fils du peuple” de Maurice Thorez, on constate que le peuple poujadiste des petits artisans et des petits commerçants n’est nullement le peuple communiste incarné dans la classe ouvrière.
Aujourd’hui, si l’on observe ce que disent Marine Le Pen et Matteo Salvini, il est intéressant de voir que les choses ont évolué. Jean-Marie Le Pen vient du poujadisme mais il ne peut être compris qu’en référence à l’héritage ligueur et nationaliste français qui commence avec le général Boulanger. C’est à mon sens le dernier des ligueurs. Son populisme renvoie à ce que Taguieff appelle le national-populisme. Marine Le Pen évoque quant à elle le “peuple central” défini comme ceux qui ne font pas partie d’une minorité : ni les immigrés, ni les LGBT, ni les 1% les plus riches. Là, nous sommes clairement dans la confrontation entre Eux et Nous, qui permet au Rassemblement national d’opposer le peuple aux élites françaises et européennes. La rhétorique de Marine Le Pen est tout à fait populiste, dans sa façon d’apostropher l’Union européenne, « prison des peuples », au nom de la défense de la démocratie.
Bien entendu, le “peuple central” de Marine Le Pen n’est pas le peuple des Insoumis. Jean-Luc Mélenchon admettait être un populiste en 2010, mais il faut prendre en compte l’influence exercée par le philosophe argentin Ernesto Laclau sur Podemos et sur la France insoumise. Ainsi, Jean-Luc Mélenchon affirmait en 2014 sa volonté de “fédérer le peuple en un mouvement à vocation majoritaire du peuple insoumis”. Ce peuple insoumis, ce n’est ni le “peuple central”, ni seulement la plebs : on retrouve la réflexion de Laclau sur les “chaînes” de revendications qui permettent de construire une réaction collective tournée vers un “signifiant vide”. Comme chez Marine Le Pen, la démocratie est chez Jean-Luc Mélenchon un élément central du débat dans la mesure où l’on considère que la démocratie représentative ne serait plus un régime authentiquement démocratique – à charge pour le populisme de gauche de construire une véritable démocratie.
Royaliste : Comment faire le bilan des forces et des faiblesses du populisme ?
Olivier Dard : Les populistes sont divers mais à l’échelle européenne ils ont au moins un adversaire qui se caractérise par son unité. Il existe un arc parlementaire au Parlement européen qui fait que 95% des textes sont votés par les trois principales forces : les conservateurs, les libéraux et les socialistes. Cette unité de vues sur la pérennisation d’un système se retrouve en France avec En Marche.
Les forces populistes présentent quant à elles plusieurs faiblesses. La principale, c’est leur impossibilité à s’entendre car on retrouve chez les populistes le clivage droite-gauche qui est censé avoir disparu. Comme je l’ai déjà dit, le peuple des mélenchonistes n’est pas celui des lepénistes. Aux élections européennes, le raz-de-marée populiste n’a pas eu lieu et il apparaît que les populistes ne présentent pas de programme de gouvernement sérieux et reconnu comme tel par de larges secteurs de l’opinion. Les forces populistes ont une fonction tribunitienne mais ne parviennent à devenir des forces de gouvernement. Enfin, on peut se demander s’il y a eu vraiment l’émergence de nouvelles forces populistes. Il y a eu Podemos, certes. Mais la plupart des forces populistes en Europe sont issues de scissions de partis de gouvernement. L’Afd allemande est une scission de la CDU. Vox en Espagne est une scission du Parti populaire. C’est également vrai pour l’Europe du Nord. En Europe, à la différence de l’Amérique latine, le populisme n’a pas été un projet sui generis. Il n’y a pas de tradition populiste.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1179 de « Royaliste » – Décembre 2019.
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