Retracée par Benjamin Morel dans un ouvrage indispensable (1), l’histoire du parlementarisme conforte l’idée subtilement explorée par les philosophes du Politique dans la Grèce antique : il n’y a pas de forme institutionnelle pure, mais des mélanges, du mixte, de la médiété (2).
La naissance de la IIIe République dément l’opposition forgée par Maurras entre une République et une Monarchie parfaitement antinomiques. Après 1870, les forces politiques s’opposent et passent des compromis selon des logiques qui doivent beaucoup aux circonstances. Les frontières partisanes sont tracées en pointillés et les groupes mobilisés ne ressemblent en rien aux partis politiques de la fin du XXe siècle.
Le parti monarchiste est divisé entre légitimistes et orléanistes mais l’affaire du drapeau blanc (1871-1873) fait bouger les lignes : lassés par le comte de Chambord, des légitimistes libéraux s’entendent avec les orléanistes qui, après la réconciliation des deux branches, attendent la mort de “Monsieur de Trop”. Il faut aussi souligner, avec Nicolas Roussellier (3), que les monarchistes libéraux des deux commissions des Trente chargées de préparer une Constitution sont en proie à leurs propres contradictions : créer des institutions provisoires, faute de pouvoir établir tout de suite la monarchie, c’est prendre le risque d’inscrire ces institutions dans la durée.
Telle est bien l’évolution qui se produit sous l’effet de deux facteurs : la progression constante du parti républicain aux élections législatives et cantonales, et la pertinence des solutions institutionnelles que les monarchistes ont su faire prévaloir… contre leurs adversaires républicanistes (4). Contre Jules Grévy, qui ne voulait pas d’une présidence de la République, contre Adolphe Thiers qui voulait être en même temps chef de l’exécutif et chef de la majorité parlementaire, les monarchistes font prévaloir une présidence de la République extérieure au Parlement, afin que les parlementaires puissent exercer librement leur fonction législatrice. La loi du 13 mars 1873 (Constitution de Broglie) dispose que seuls les ministres peuvent être interpellés par la Chambre – non le président de la République dont la fonction a été créée au profit d’Adolphe Thiers par la loi Rivet du 31 août 1871 (Constitution Rivet). Contre Léon Gambetta et la gauche républicaniste, qui ne voulaient pas d’une seconde chambre, les monarchistes défendent victorieusement le bicamérisme – le Sénat étant conçu comme un élément conservateur, préservant le régime contre les excès toujours possibles des députés.
Le parti républicain n’est pas non plus un bloc. Il comprend des orléanistes ralliés (Thiers), des modérés de toutes sortes et des radicaux. Jules Grévy et les autres Jules (Simon, Favre, Ferry) qui dirigent la Gauche républicaine s’opposent à Léon Gambetta, animateur de l’Union républicaine. Le républicanisme doctrinal défend l’acquis désormais incontesté du suffrage universel masculin, héritage positif de la IIe République. Cette tendance s’est affirmée dans la lutte contre toute forme de pouvoir personnel, dans les institutions comme à l’intérieur du parti. Sa victoire politique est une défaite idéologique puisque les institutions de la IIIe République sont dans la continuité de la Monarchie de Juillet – avec un Régent à l’Elysée, qu’une révision constitutionnelle pourrait remplacer par un roi.
Après le vote du célèbre amendement du monarchiste Henri Wallon (30 janvier 1875) qui organise l’élection du président de la République (5) de manière impersonnelle (la loi Rivet désignait Thiers et la loi de 1873 sur le septennat concernait seulement Mac Mahon) les trois lois constitutionnelles de 1875 consacrent les compromis passés entre les orléanistes et les républicanistes. La loi du 24 février porte sur l’organisation du Sénat ; celle du 25 février conforte le bicamérisme, précise les pouvoirs du président de la République qui peut dissoudre la Chambre des députés sur avis conforme du Sénat, prévoit une procédure de révision et reprend l’amendement Wallon ; celle du 16 juillet organise les relations entre les deux Chambres. En mai 1877, la démission de Mac Mahon, désavoué après avoir dissout la Chambre, consolide un régime dans lequel nul n’aura plus recours au droit de dissolution.
Tel que l’évoque Benjamin Morel, “l’âge d’or du parlementarisme” se prolonge jusqu’en 1918. Cette expression ne doit rien à la nostalgie d’un introuvable bon vieux temps. Le parlementarisme renaissant sur les cendres du Second Empire affronte les souffrances et les humiliations engendrées par la défaite militaire, la Commune de Paris puis les conflits politiques autour de la question institutionnelle. Il va ensuite connaître la crise boulangiste, le scandale du Panama, les attentats anarchistes, l’Affaire Dreyfus, les campagnes menées par le syndicalisme d’action directe – durement réprimé – et surtout les terribles épreuves de la guerre. Mais la République parlementaire parvient à garder la maîtrise des événements tout en faisant évoluer sa pratique institutionnelle. Les commissions se spécialisent et se renforcent. Les groupes parlementaires s’organisent et sont reconnus en 1910. Peu à peu, le gouvernement reconnaît que sa responsabilité peut être mise en jeu par le Sénat. S’instaure un “parlementarisme délibératif” dans lequel les députés et les sénateurs – où l’on compte une forte proportion de juristes – estiment que la délibération permet de faire mûrir la décision, de vérifier sa pertinence et d’obtenir ainsi un large consentement. Le gouvernement s’efforce de convaincre le Parlement et les interpellations visent les faiblesses de l’argumentation gouvernementale. La prime donnée à l’éloquence par une assemblée d’élus solidement diplômés marginalise les vieux notables nobles et bourgeois ainsi que les classes populaires. Mais nous devons au parlementarisme délibératif de beaux résultats, à commencer par la loi de Séparation (6).
Somme toute, cette République, dans ses années de jeunesse, est en accord avec l’esprit du temps – qui n’est plus du tout celui de 1789 comme le souligne Benjamin Morel. “L’utilitarisme et le positivisme marquèrent profondément la définition de ce que devait être une bonne loi. Alors qu’elle était jadis l’expression fidèle de la volonté du souverain, elle devint peu à peu un instrument efficace d’ingénierie sociale. La vérité était en effet reconnue comme inatteignable, de même que le bien. C’étaient donc les comportements sociaux qu’il fallait articuler et orienter. Pour ce faire, elle devait se fonder sur les sciences, notamment la statistique. Pour agir sur le social, il convenait de comprendre l’homme”.
La Grande Guerre ne porta pas atteinte à la centralité du Parlement. Certes, les Chambres décident de s’ajourner après avoir voté les crédits de guerre le 4 août. Mais le gouvernement reste responsable devant le Parlement – qui vote à l’unanimité la confiance au gouvernement Viviani le 26 août 1915. D’un commun accord, les parlementaires renoncent aux interpellations mais ils siègent désormais en permanence, ce qui renforce leurs pouvoirs de contrôle – sur le gouvernement et sur l’armée après la démission de Viviani en octobre 1915 et l’arrivée du général Galliéni au ministère de la Guerre. Après la fin de l’Union sacrée, Clemenceau devenu président du Conseil le 16 novembre 1917 n’exerce pas de pouvoirs d’exception ; sa majorité est instable et il pose huit fois la question de confiance à la Chambre. La victoire marque le triomphe d’une République parlementaire qui va ensuite difficilement affronter le changement d’époque.
(à suivre)
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1/ Benjamin Morel, Le Parlement, temple de la République, De 1789 à nos jours, Passés/Composés, 2024.
2/ Cf. sur ce blog mon étude sur la politeia : https://www.bertrand-renouvin.fr/aux-sources-du-politique-politeia-chronique-154/
3/ Nicolas Roussellier, La force de gouverner, Le pouvoir exécutif en France, XXe-XXIe siècle, Gallimard, 2015, plus particulièrement le chapitre II : Les monarchistes, fondateurs de République (1871-1877).
4/ Partisans d’une “République républicaine”, qui récusent en principe toute forme d’autorité étatique incarnée.
5/ Le président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans ; il est rééligible.
6/ Cf. Nicolas Roussellier, op. cit. chapitre IV : Fabriquer la loi : la part du Parlement, pages 121-150.
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