Bien connu de nos lecteurs, invité régulièrement à nos Mercredis de la NAR, l’anthropologue Georges Balandier nous donne aujourd’hui au travers de son livre Conjugaisons le récit d’une vie de combats et d’engagements. En nous présentant cet ouvrage, il nous explique comment il a traversé notre siècle, son refus de l’abandon et de la fatalité et cet incessant souci de chercher avant tout à comprendre un monde qui ne cesse d’évoluer.
Royaliste : Peut-on qualifier votre livre d’autobiographie ?
Georges Balandier : Non, on ne peut pas faire une synthèse ou le résumé d’une vie. Une telle entreprise, si elle se veut totale, est vaine et trompeuse. Ce livre n’est pas une autobiographie car j’ai refusé le choix chronologique. On y trouve d’abord une réflexion sur le politique et l’histoire.
J’ai eu deux sortes d’exigences. La première fut le souci d’interroger la mémoire. Cela parce que je veux savoir comment ma mémoire personnelle peut s’articuler à la mémoire collective. La seconde fut l’envie de provoquer une réflexion en partant des expériences de vie. Le but de l’universitaire, de l’intellectuel engagé que je suis, est d’éclairer et de mettre en garde.
Royaliste : Alors, s’il ne s’agit pas d’une autobiographie, comment lire votre ouvrage ?
Georges Balandier : La lecture possible d’un tel témoignage, peut être littéraire. Ce livre est un peu un « roman vrai » car il vit dans ce siècle. Le personnage est à la fois acteur et rédacteur mais aussi entouré de toute une série d’autres personnages. On peut y voir aussi un essai consacré aux ressources et aux formes de la mémoire. Cela en essayant de comprendre mieux ce qu’est la mémoire personnelle et collective lorsqu’on la questionne sur des expériences individuelles. En troisième lieu il y a une lecture que l’on pourrait qualifier d’initiatique, c’est la lecture d’un parcours qui s’accompagne de découvertes successives et qui prépare à l’interrogation permanente de l’actuel.
Royaliste : Comment se conjugue la mémoire ?
Georges Balandier : La mémoire est multiple et il n’est pas facile d’y tracer un parcours. J’ai voulu identifier des strates, des couches de mémoire. Ceci justifie le titre du livre, et les titres des différents chapitres. Dans le premier, « Le passé indéfini », ce qui est montré, et qui est paradoxal, c’est qu’il y a un rapport entre la mémoire et ce qui est l’immémorial, ce qui existe bien avant la mémoire construite, repérable, datable. Cet immémorial résulte de deux choses. L’expérience d’enfance et le rapport à la société, c’est-à-dire les premiers liens sociaux, l’histoire familiale. Ce « passé indéfini » est une mise en évidence de cet « avant » de la mémoire.
Le deuxième chapitre est intitulé « Le passé simple » et ce qui s’y conjugue est une histoire familiale et une histoire collective beaucoup plus large. Pour moi cette mémoire, où la mémoire personnelle commence à entrer en contact avec la mémoire collective, se forme dans les années trente. J’avais à peu près dix ans. Ces années prêtaient plus à une éducation politique qu’à une éducation sentimentale de l’adolescent. Intervient ensuite ce que j’ai appelé dans le troisième chapitre : « Le passé composé » et qui résume le passage à l’âge d’homme. C’est pendant cette période que se forme une conscience historique et l’apprentissage des réalités : il faut prendre parti. « L’imparfait », quatrième chapitre, constitue une rupture logique. J’y mets en avant ma propre expérience de l’inachèvement dans les affaires humaines. Enfin, « Les temps perdus », le dernier chapitre renvoie à notre période. J’y montre comment un anthropologue comme moi, formé dans un milieu traditionnel où la mémoire tenait une large place, se trouve dans une culture où les temporalités deviennent évanescentes.
Royaliste : Quels sont les éclairages qui résultent de ce parcours ?
Georges Balandier : Certains moments d’une vie ont une fonction révélatrice. En 1931 je découvre la dernière manifestation glorieuse de ce qui était l’Empire : l’Exposition coloniale. 1934 me montra que la politique pouvait être violente quand je vis un soir mon père rentrer en sang. Mais c’est en 1936 que je m’éveille véritablement à la politique. A cette date en effet, semble s’ouvrir une ère de bonheur. Il y a eu ensuite la guerre et la débâcle : j’y ai découvert l’humiliation de la domination étrangère. Ce fut le moment de décider de certains engagements.
Le second ensemble d’événements qui me concernent est la remémoration des années noires. Découvrir ce qu’est de vivre sous l’Occupation c’est faire un apprentissage qui n’est pas si facile. C’est découvrir progressivement le chemin de l’illégalité. Il est à ce propos intéressant de remarquer à quel point les relations sont importantes pour accéder au droit de reconquérir sa liberté. C’est la contrainte du travail obligatoire qui m’a contraint de rentrer dans l’illégalité.
Royaliste : Peut-on parler d’une certaine apathie des Français de l’époque ?
Georges Balandier ; C’est plus complexe que cela. J’étais dans les convois de la débâcle et je me souviens de ce lâche soulagement lorsque Pétain a annoncé qu’il prenait tout en main. Il y a eu aussi toutes les vilenies de la Milice et des dénonciations. Mais il y a eu une résistance qui consistait d’abord à survivre. Cela pouvait vouloir dire le marché noir et l’enrichissement des maffieux de l’époque. Mais il y a eu cet acharnement à montrer aux Allemands que, malgré toutes les privations, on pouvait tenir. On voulait survivre mais avec la plus grande dignité. Cependant, quand je suis rentré dans l’illégalité, j’ai rejoint la région d’Épinal où j’avais grandi. Là j’ai découvert une certaine inertie, ils étaient bien peu à s’engager.
Royaliste : Après la guerre, vous n’avez pas cessé l’engagement…
Georges Balandier : Non, et c’est le troisième ensemble d’événements que je considère. C’est ma découverte de mondes différents. Cela m’a conduit à une forme d’engagement puisque je n’ai pas dissocié mon métier d’anthropologue de la décolonisation africaine. Ce métier m’a fait rencontrer la différence, m’a rendu solidaire du processus de libération jusqu’à l’engagement tiers-mondiste.
Royaliste : Qu’est-ce qui vous a conduit à une réflexion sur le pouvoir ?
Georges Balandier : Cette expérience du politique s’est d’abord effectuée en son centre car à deux reprises j’ai appartenu à un cabinet ministériel. La première fois fut de courte durée : j’étais au cabinet ministériel d’un secrétaire d’État de Pierre Mendès France. Ma deuxième expérience a choqué mes amis : on m’a accusé d’entériner le coup d’État. Il s’agissait d’un poste de conseiller technique auprès du dernier ministre de la France d’Outre-Mer à l’époque où le général De Gaulle était revenu aux affaires. Ce poste n’était pas très bien vu par l’intelligentsia de gauche. Mais c’était pour moi un choix dû à l’image que j’avais – en tant que résistant – de De Gaulle. Tout ce que j’escomptais ne pouvait être acquis que par de Gaulle. Ce que des militaires s’acharnaient à défendre avec véhémence (et que l’analyse démontrait intenable) ne pouvait être remis en cause, sans drame national majeur, que par un militaire plus prestigieux que tous. Ce militaire saurait négocier à la fois la décolonisation et un autre rapport à ce qui était encore les départements de l’Algérie Française.
J’ai vécu aussi l’expérience du pouvoir en périphérie. J’étais professeur en Sorbonne depuis 1962, et j’ai eu à vivre les événements de 1968 à partir de mon département de sciences sociales. Je n’ai été ni un libertaire qui profite de la circonstance pour devenir libertin, ni un ébloui entier. Mais j’ai eu cette possibilité d’interroger ce qui se passait et de savoir que ce n’était pas une révolution – même si c’était important.
Royaliste : La pratique de votre métier de professeur et de chercheur a-t-elle eu un rôle à jouer dans vos prises de positions ?
Georges Balandier : En ce qui me concerne j’ai tiré de cette fonction le souci permanent d’être le décrypteur de l’actualité. Je pense que je ne peux faire le métier que je fais que si j’aide – au moins – à décrypter ce qu’est l’actuel. Au-delà de l’anthropologie des mondes extérieurs j’ai donc été conduit à mener une anthropologie du « chez soi », c’est-à-dire de notre modernité présente. Peut-être la moralité que l’on pourrait tirer de mon parcours de vie serait la formulation d’une obligation, l’obligation de rester éveillé dans les turbulences de l’histoire et refuser les tentations de l’abandon.
Royaliste : Quel regard portez-vous sur l’engagement des intellectuels à notre époque ?
Georges Balandier : En ce moment, on ne cesse de faire resurgir des livres consacrés aux intellectuels. Comme si l’intellectuel était devenu une figure sociale mal identifiable. La figure de l’intellectuel s’est démultipliée. Il y a l’intellectuel de l’omniprésence médiatique, disponible pour le commentaire de chaque événement. Celui-là ne peut répondre à la définition ancienne de l’intellectuel. Il y a l’intellectuel expert, qui doit montrer qu’il est lié à une profession qui a une compétence : il a quelque chose à dire. Ce n’est plus la figure de l’intellectuel libre qui garde sa distance, il ne peut prendre le risque de juger. Il y a une contradiction absolue entre le fait de pratiquer une analyse du social et de la culture dite « scientifique », et de l’autre côté, l’engagement qui ne va pas sans illumination, sans investissement personnel. Les analystes politiques l’oublient trop souvent. Il y a un jeu d’affect dans le pouvoir. La troisième catégorie, après les intellectuels de visibilité et ceux de compétences, est celle des intellectuels de témoignage. Ceux-là veulent rester le plus largement possible sur le terrain de leurs compétences et ce qu’ils tirent de cela peut porter à l’engagement.
Royaliste : Qu’est-ce qu’implique l’engagement aujourd’hui ?
Georges Balandier : Pouvoir être engagé aujourd’hui implique deux choses, d’abord de renverser la formulation de Marx et dire qu’il s’agit de comprendre pour pouvoir transformer. Il faut se servir de sa discipline pour éclairer son temps. Dans un second temps il faut rechercher les moyens d’avoir prise sur ce temps. L’engagement demande, en effet, prise sur le temps : ne pas être les dociles de ce que l’époque propose, mais les utilisateurs des moyens que l’époque donne. Cela revient aujourd’hui à interroger les nouveaux territoires, les nouveaux pouvoirs qui s’offrent à nous. Le biologique avec le génome et l’intelligence artificielle, le virtuel et la question du contrôle du cyberespace. Ce sont les nouveaux lieux de nos enjeux.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 702 de « Royaliste » – 23 février 1998.
Georges Balandier, Conjugaisons, Fayard,
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