L’Incorruptible pose aux Français d’aujourd’hui des questions qui portent bien au-delà des arguments qu’échangent depuis plus de deux siècles les robespierristes et les antirobespierristes. Maximilien Robespierre incarne l’homme-en-fonction qui efface l’individu privé pour se muer en législateur inflexible, modèle inatteignable du citoyen vertueux. Il incarne aussi l’impasse de la Révolution française, qui ne parvient pas à refonder le politique après la mise à mort de Louis XVI. Marcel Gauchet explique magistralement cette tragédie.
Puisque Maximilien Robespierre est « l’homme qui nous divise le plus » (1), on imagine que les royalistes sont forcément partie prenante dans la bataille bi-séculaire qui oppose ses admirateurs et ses ennemis. Ce n’est pas si simple ! Héritiers des monarchiens qui voulaient, comme Robespierre mais d’une autre manière, que la Révolution de 1789 se fasse avec le roi, nous sommes impliqués dans l’échec institutionnel d’une prodigieuse aventure philosophique et politique et il nous faut sans cesse tenter de discerner la « raison des effets ». Familier de la Révolution française (2), Marcel Gauchet nous apporte une fois de plus des éclairages indispensables pour comprendre la période révolutionnaire mais aussi les problèmes posés par la revendication d’une démocratie totale qui ressurgit avec les Gilets jaunes.
Dès les premières pages, la raison des effets nous est donnée : la douce affirmation des droits de l’homme et du citoyen qui semble annoncer des accordailles paisibles entre la vieille monarchie capétienne et les temps nouveaux recèle une radicalité explosive. La logique de destruction est d’une telle puissance qu’elle empêche toute possibilité de refondation. Parmi les révolutionnaires nul ne voit le piège, tous les clans croient pouvoir arrêter une révolution que personne ne maîtrise (3), pas même Robespierre qui est la pure et parfaite incarnation de cette tragédie.
C’est bien sûr la pureté révolutionnaire que Robespierre incarne au plus haut point et c’est pour cela qu’il fascine nombre de contemporains. L’Incorruptible mérite bien son nom mais le modèle est inimitable. Maximilien a complètement sacrifié sa vie privée pour devenir l’homme-en-fonction, le serviteur de l’intérêt général, le Législateur exemplaire qui porte en lui les maximes de la justice universelle inscrites dans la Déclaration de 1789. Comme ses compagnons, c’est un « républicain de collège » – trop romain et pas assez grec – qui atteint les sommets du dévouement aux principes mais qui perd la juste mesure des choses. Robespierre est vertueux mais paranoïaque ; il pourchasse des comploteurs imaginaires qu’il envoie à l’échafaud mais ne se préoccupe pas du régime politique à établir et se précipite, lui si vigilant, vers l’impasse meurtrière.
Qu’on n’imagine pas, cependant, un itinéraire d’une absolue rectitude. Dans sa première période révolutionnaire, de 1789 à 1792, Robespierre est un parlementaire libéral, monarchiste de résignation. Ce monarchiste n’est pas royaliste : point de fidélité à la dynastie, encore moins d’amour pour la personne du souverain, mais un regard froid porté sur un homme qui est là par le hasard de la naissance et qui a une utilité fonctionnelle. « J’aime mieux voir une assemblée représentative populaire et des citoyens libres et respectés avec un roi qu’un peuple esclave et avili sous la verge d’un sénat aristocratique et d’un dictateur ». C’est un roi dépossédé de sa sacralité et de sa souveraineté, ce n’est même pas un représentant de la nation, dit Robespierre, puisqu’il n’est pas élu. Mais ce roi a du moins le pouvoir d’éviter que la question institutionnelle soit concrètement posée… A plusieurs reprises, après le 10 Août 1792, Robespierre dira que la République n’était pas le but de la Révolution.
Ce parlementaire libéral est partisan de la liberté en tout : liberté de la presse, liberté de pétition, mais aussi liberté du commerce et du travailleur libéré des corporations dans une société où chacun doit pouvoir s’occuper de ses propres affaires hors de la puissance publique. Son libéralisme politique n’est pas moins radical. Ce n’est pas la monarchie qui menace le peuple, mais le despotisme qui peut procéder des assemblées autant que des ministères.
Si Robespierre s’accommode d’un roi, il exècre les ministres, détenteurs effectifs du pouvoir exécutif, qu’il dénonce comme « fripons » car tout ministère est un antre de corruption et tout candidat à un portefeuille un corrompu en puissance. Comme les assemblées – la Constituante, puis la Législative – sont des foyers d’intrigues tramées contre le peuple souverain, il est clair que les premières années de la Révolution sont loin d’être satisfaisantes aux yeux de Robespierre quant à la nature et à l’organisation des pouvoirs.
L’insurrection du 10 Août – à laquelle Robespierre ne participe pas – projette la Révolution dans une République qui se définit négativement par l’absence de roi. Il faut donc bâtir des institutions républicaines – mais comment ? La Révolution a installé une représentation nationale dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle mais elle n’a pas résolu la question du gouvernement. Robespierre, ennemi juré de la fonction ministérielle, craint tout autant le « despotisme représentatif » et il ne veut pas que le pouvoir exécutif soit soumis au législatif : « je ne vois dans cette confusion de tous les pouvoirs que le plus insupportable de tous les despotismes. Que le despotisme ait une seule tête ou qu’il en ait sept cents, c’est toujours le despotisme. Je ne connais rien d’aussi effrayant que l’idée d’un pouvoir illimité, remis à une assemblée nombreuse qui est au-dessus des lois, fût-elle une assemblée de sages ». C’est pourquoi le législateur doit « garantir les droits des citoyens et la souveraineté du peuple contre le gouvernement même qu’elle doit établir » – et c’est cette méfiance, plus ou moins teintée d’hostilité, qui sera l’une des principales caractéristiques de la gauche qui croit toujours aux vertus démocratiques du régime d’assemblée.
Bien entendu, Robespierre donne des définitions positives de la République : « l’âme de la république est la vertu, c’est-à-dire l’amour de la patrie, le dévouement magnanime qui confond tous les intérêts privés dans l’intérêt général ». C’est le peuple souverain, « bon, patient, généreux », qui est la République car il veut l’intérêt général alors que les puissants et les riches cherchent à imposer leurs intérêts particuliers. C’est ce peuple idéalisé qui doit établir la moralité au sein de la nation par le plein exercice de sa souveraineté. L’ambition est magnifique mais elle implique une lutte permanente contre les « fripons » et autres « scélérats » qui ne sont pas du peuple puisqu’ils ne cessent de comploter contre le peuple. Et c’est bien sûr l’Incorruptible qui va être l’homme du grand discernement entre les bons et les méchants et vouloir le despotisme de la liberté contre les ennemis de la liberté – après avoir justifié toutes les violences populaires par la sainteté de l’œuvre à accomplir. La Terreur est dans sa logique, que Saint-Just énonce clairement : « Ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé ». Marcel Gauchet retrace cette lutte à mort contre les royalistes, les brissotins, Danton, les hébertistes… au cours de laquelle l’Incorruptible oublie qu’il fut hostile à la peine de mort et sacrifie ses principes dans des manœuvres et des poses théâtrales fort éloignées de l’impassibilité vertueuse du Législateur. L’intérêt général se perd dans la guérilla parlementaire, les pressions de la rue et la guerre civile qui ravage une partie du pays.
Les contre-révolutionnaires verront dans ces désordres sanglants l’échec de la République alors qu’il s’agit de l’échec de l’institution de la République, classiquement définie comme gouvernement selon l’intérêt général et fondée par la Révolution française sur la souveraineté du peuple. La tragédie révolutionnaire et le destin tragique de Robespierre ne procèdent pas des principes affirmés ou réaffirmés en 1789 mais du silence de ces principes sur le système de médiations politiques qui permet de les accorder et, par conqéquent, sur l’incapacité à établir un mode de gouvernement. Il y a bien la Constitution de 1793, jamais appliquée et toujours invoquée par la gauche radicale, mais Marcel Gauchet dit fort justement que « c’est un texte conçu pour être jugé sur ses intentions ultra-démocratiques et non sur sa plausibilité pratique ». Certes, les révolutionnaires instituent un Tribunal révolutionnaire, un Comité de salut public et Robespierre établit le culte de l’Etre suprême mais le champ institutionnel reste en jachère. La domination de Robespierre, lorsqu’il est brièvement au pouvoir, s’exerce par la parole et le gouvernement révolutionnaire qu’il inspire n’est qu’un organisme transitoire – séparé du peuple tel que l’incarnent les Sans-Culottes car Robespierre récuse la démocratie directe.
L’élimination du roi, imposée par le jeu des circonstances, a été tout le contraire d’une solution conforme à la logique révolutionnaire : elle a précipité la Révolution dans une impasse où Robespierre s’est enfermé jusqu’à en périr. « Dans ce saut de l’absolutisme des principes à l’absolutisme du pouvoir au nom des principes, mais un absolutisme impuissant à fonder le pouvoir des principes, c’est l’essentiel de l’expérience révolutionnaire qui se trouve ramassé » conclut Marcel Gauchet qui voit en Robespierre l’homme qui résume ce que la Révolution « a représenté de percée fulgurante et d’avortement dramatique ».
Il faudra 169 ans pour que la République se donne la force de gouverner.
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(1) Marcel Gauchet, Robespierre, L’homme qui nous divise le plus, L’esprit de la cité/Gallimard, 2018.
(2) Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989 ; La Révolution des pouvoirs, la souveraineté, le peuple et la représentation, 1789-1799, Gallimard, 1995.
(3) Cf. Jean Clément-Martin, Robespierre, Perrin, 2016 et ma présentation de l’ouvrage dans « Royaliste », n° 1127 et sur ce blog.
« La France n’est pas une monarchie, c’est une bureaucratie », vous reconnaissez la parole du marquis d’Argenson, et la personne de Louis XVI ne peut nous éclairer aujourd’hui sur la question du pouvoir exécutif. Les royalistes, par nature, connaissent notre histoire politique et je m’étonne de ce saut, des interrogations sur la souveraineté nationale de 1793 au référendum constitutionnel de 1962 qui devait affaiblir la République. A titre anecdotique, cette réforme présidentielle de tous les dangers me fit une obligation d’adhérer en 1963 au PCF. Après de Gaulle, cette forme de perversion de la démocratie a confirmé son danger pour notre vie politique, favorisant les chefs de partis, futurs candidats, au détriment de la vie politique fruit de l’activité politique des partis. Nous ne pouvons aller plus loin dans cette oeuvre de destruction, le « césarisme technocratique », suivant l’excellente formule du sénateur LR Grosdidier, est le stade suprême de la destruction de la démocratie parlementaire.
Nous devons, aujourd’hui, nous interroger sur la souveraineté populaire et les relations entre le parlement et le gouvernement. Cette question occupe nos amis britanniques menacés par une crise qui est le fait de l’attitude hégémonique de l’Union européenne. Elle doit nous occuper quand nous sommes mis en demeure d’accepter le mélange habile de poujadisme et d’anarchie qui est le fait du seul président Macron.
La mise en cause du parlement et des partis politiques est un vice français qui affaiblit la République pour favoriser un régime autoritaire. Ici, M. Macron n’est pas un homme nouveau. Tous ces beaux discours pour vous rappeler le COMITE DE REORGANISATION ADMINISTRATIVE du 12 novembre 1938 qui devait permettre de « réformer l’administration française, rechercher exactement quelle est sa mission, rechercher ensuite quelles sont les méthodes pour qu’elle puisse la remplir. » Daladier, par sa volonté réactionnaire et de nombreux décrets-lois, préparait la chute de la République et la suspension du Parlement. Les rapporteurs du Comité (arrêtés du 12 et 16 décembre 1938) furent, pour le plus grand nombre, les hauts fonctionnaires qui soutiendraient la technocratie du régime de Vichy: 20 membres du Conseil d’Etat, 16 pour la Cour des comptes, 16 pour l’inspection des Finances, 17 des grands corps techniques de l’Etat, pour 80 rapporteurs. Le responsable de ce Comité, Florian-Henri Chardon présenta le 14 mars 1939 le rapport: « Le monde observe, en ce moment, le redressement que tente la France sous le signe de la liberté; il se demande si un pays démocratique peut se relever de lui même EN CONCILIANT L’AUTORITE ET LA RESPONSABILITE AVEC LE FONCTIONNEMENT DU REGIME PARLEMENTAIRE » .
Le 5 avril 1939, Albert Lebrun sera réélu pour ne rien faire.
La liberté assurée ainsi par la chute du Front populaire sera confortée par Daladier dans la poursuite des communistes, syndicalistes, et autres « dangers pour la défense nationale ».
On manquera de temps pour secourir la vaillante Finlande, à défaut de se battre contre le fascisme; la défaite et Pétain pouvaient arriver.
Aujourd’hui, ce n’est plus la « République des Parlementeurs » mais la dénonciation d’un Parlement de parlementaires trop nombreux, trop payés, trop dépensiers. Après la dénonciation par les candidats à l’élection présidentielle, celle par les media et les sondages, nouvelles incarnations de la volonté du peuple. L’EXECUTIF, incarnation étrange de la volonté du seul président, peut seul nous sauver de cette menace parlementaire subversive et de la violence naturelle du peuple, nouvelle peste brune. Je ne félicite pas Royaliste de sa nostalgie gaullienne incongrue.