Nous nous entretenons régulièrement avec Jacques Sapir, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, professeur à l’École économique de Moscou et auteur de nombreux ouvrages consacrés à la science économique, à la stratégie militaire, à l’Union soviétique, à la Russie… Dans un nouveau livre, Jacques Sapir examine les rapports internationaux en ce début de siècle marqué par l’échec de la politique américaine et par des transformations profondes dans les rapports de force (que les oligarques de l’Ouest européen refusent de prendre en considération). Or toutes les crises que nous vivons annoncent un rôle croissant des nations…

 

Royaliste : Quelle est l’idée directrice de ce nouveau livre ?

Jacques Sapir : Mon livre procède d’une idée généralement admise : chaque siècle politique – différent du siècle calendaire – a sa cohérence et donne une certaine forme d’explication aux événements qui se déroulent en son sein. Nous devons donc nous demander quand commence le 21ème siècle politique.

Ce nouveau siècle a commencé comme le précédent par un échec : on a tenté de construire le siècle américain, qui paraissait tout à fait possible en 1991 lorsque  l’Union soviétique s’est effondrée. Mais ce « siècle » a avorté. Les raisons sont politiques, économiques et financières mais elles tiennent aussi à une nouvelle révolution dans l’art de faire la guerre qui est, depuis trois siècles, le symptôme d’un basculement de contexte politique.

Royaliste : Comment en est-on venu à l’idée de l’hyperpuissance américaine ?

Jacques Sapir : Le 20ème siècle politique est issu de la Première guerre mondiale, (comme l’Union soviétique), et de la fin de l’hégémonie britannique qui caractérisait le 19ème siècle politique. C’est un siècle sans puissance dominante, avec des affrontements bloc contre bloc (les Alliés contre Empires centraux puis contre le Troisième Reich, le Monde libre contre l’Union soviétique).

A la fin du 20ème siècle politique, la guerre du Golfe est exemplaire dans la capacité des états-majors à utiliser les infrastructures prévues pour la guerre nucléaire dans une guerre à objectifs limités : on ne prend pas Bagdad, on ne détruit pas le régime irakien afin de conserver un interlocuteur. Comme pendant la Seconde Guerre mondiale, le global domine le local. Au contraire, le combat sur le terrain était décisif sur le plan stratégique pendant la première guerre mondiale : il fallait percer le front ennemi… La guerre du Golfe consacre les Etats-Unis comme puissance dirigeante du monde, comme l’hyperpuissance qui dispose de la maîtrise militaire, politique et économique et qui impose la déréglementation financière.

Dès lors, les Etats-Unis se trouvent devant une contradiction stratégique : ils veulent être sûrs que la Russie ne redeviendra pas une puissance mondiale de premier plan mais ils veulent aussi intégrer la Russie à leur modèle politique. Les deux objectifs sont incompatibles. Par ailleurs, ils sont dans une contradiction économique : le capitalisme a gagné la partie mais les Etats-Unis ne parviennent pas à gérer l’ordre mondial. La preuve, c’est la crise financière de 1997.

S’ajoute l’incapacité américaine à affirmer son hégémonie dans les Balkans : Washington reconnaît Milosevic comme interlocuteur à Dayton puis s’ingénie à le détruire par le biais de l’intervention au Kosovo qui se fait à la fois contre les Serbes, contre la Russie et la Chine. Même chose en Afghanistan : Madeleine Albright soutient les Talibans et rencontre l’opposition des Russes, des Iraniens, des Chinois, des Indiens – avant de se préparer à une confrontation avec ces mêmes Talibans quelques mois après leur entrée dans Kaboul.

La politique du fils Bush est en germe dans les deux dernières années de la présidence Clinton : en 1999-2000, le « bon » Clinton a déjà largement dérivé vers l’interventionnisme et l’unilatéralisme que Bush reprendra et poussera plus en avant. L’intervention en Irak dresse une partie de l’opinion publique mondiale contre les Etats-Unis et, après leur entrée dans Bagdad, ils entrent dans un cauchemar militaire  dont ils ne sont toujours pas sortis.  Les conséquences financières de cette opération contribuent à déséquilibrer massivement l’économie américaine en son cœur.

Royaliste : L’attitude des Etats-Unis permet de comprendre les réactions de bien d’autres pays…

Jacques Sapir : En effet. Les Iraniens observent que Saddam Hussein a renoncé aux armes de destructions massives et qu’il a tout de même été éliminé ; ils observent que les alliés des Etats-Unis dans la région (Israël et le Pakistan) disposent de l’arme nucléaire. Ils s’estiment fondés, du point de vue de leurs stricts intérêts nationaux, à disposer des mêmes armes. Je ne dis pas que c’est une bonne chose car si les Iraniens ont l’arme nucléaire, les Saoudiens voudront l’avoir aussi.  Par ailleurs, les Chinois sont persuadés que les Américains veulent les contrer en contrôlant l’énergie – d’où leurs interventions en Afrique.

Somme toute, on constate que la politique américaine est à la fois dangereuse et inefficace.

Royaliste : C’est manifeste en Irak…

Jacques Sapir : Comme auparavant en Afghanistan et en Somalie, expériences cruelles dont les Américains n’ont pas tiré les leçons. Si on détruit le pouvoir politique et si l’on fait du même coup exploser la structure étatique du pays attaqué, on ne peut sortir de cette guerre qu’en reconstruisant de l’Etat – pour avoir un interlocuteur capable de conclure la paix. Mais pour construire l’Etat, il faut être dans une autre logique économique que celle du néo-libéralisme. Un néo-libéral ne peut pas reconstruire de l’Etat.

En Afghanistan, il aurait fallu faire une politique de développement des infrastructures publiques et établir un pouvoir politique solide. Quand les Soviétiques ont quitté l’Afghanistan, le pouvoir qu’ils avaient installé a tenu encore trois ans. Si les Américains quittaient aujourd’hui le pays, Karzaï ne leur survivrait pas car il n’y a pas eu de politique de soutien aux paysans et pas de politique d’équipement. Même chose en Irak : à Bagdad, les adductions d’eau n’ont été remises en état qu’à l’automne 2006. Pour gagner une population, il faut lui assurer un minimum de stabilité et des conditions de vie acceptables.

D’où cette observation générale : l’action globale ne peut plus gagner le local parce qu’elle n’a pas de relais avec le local. A nouveau, c’est la capacité de gagner la partie sur le terrain local qui permet la victoire stratégique globale. C’est un nouveau tournant, une nouvelle révolution dans les affaires militaires. Il faut partir du tactique, instituer un Etat, recréer des services publics… Les nouvelles technologies militaires jouent un faible rôle dans les conflits. Si les dépenses militaires inutiles étaient affectées à la construction de l’Etat et à la reconstruction du lien social, on pourrait obtenir, en concordance avec une action militaire, des résultats très positifs. Autrement dit : pour gagner une guerre, il faut savoir produire de l’Etat.

Royaliste : Quelle est votre analyse de la crise financière ?

Jacques Sapir : Ce n’est pas la crise de 1929 mais nous n’en sommes pas très éloignés dans ses conséquences probables. Les autorités financières tiennent compte des erreurs commises en 1929 : elles ont approvisionné les banques avant qu’elles ne fassent faillite, alors qu’elles étaient intervenues en 1932, trois ans après la catastrophe. Nous avons donc évité le pire.

Sur le fond, l’origine de la crise tient en deux points : les politiques néolibérales ont écrasé les classes moyennes. La croissance américaine n’a fonctionné que grâce au crédit : depuis huit ans, le revenu moyen a augmenté de 3% et le revenu médian n’a pas du tout augmenté alors que les plus riches détiennent 9% du revenu national. La répartition de la richesse est la même que celle qui existait à la veille de la crise de 1929.

Autre point : l’impact d’une concurrence non réglementée : les hypothèques dangereuses (suprimes) existaient depuis longtemps mais les vendeurs d’hypothèques ont pu emprunter de l’argent dans des conditions telles qu’ils sont devenus de grands acteurs financiers, qui ont concurrencé d’autres acteurs financiers… qui se sont mis à les imiter. En 2006, ces fameuses hypothèques ont été faites avec un apport du ménage de 0,6%.  On a donc atteint des taux d’endettement des ménages effrayants : 94% du PIB aux Etats-Unis.

Royaliste : C’est parfois pire en Europe !

Jacques Sapir : Oui, et il s’agit de pays qu’on nous donne en exemple ! les ménages britanniques sont endettés à 130% ; les ménages espagnols à 124%, les ménages irlandais à 119%. En France, en Allemagne, les Etats sont plus endettés mais les ménages le sont beaucoup moins. Or l’endettement public est plus facile à gérer que l’endettement des ménages car l’Etat peut jouer avec la monnaie – ce que ne peuvent pas faire les ménages. Il faudra donc qu’un jour ou l’autre certains Etats rachètent la dette des ménages – ce qui la transformera en dette publique.  La charge d’intérêts des ménages espagnols représente 55% du revenu net moyen de ces ménages.  L’Espagne se trouve donc dans une situation délicate et les banques allemandes qui sont très engagées dans le pays risquent d’en supporter les conséquences.

Royaliste : A la crise financière s’ajoute une crise de l’ordre international…

Jacques Sapir : Les Etats-Unis n’ont pas réussi à construire une hégémonie mais ils conservent un poids suffisant pour empêcher une autre organisation du monde. Nous sommes dans le chaos, alors qu’il existe une solution : la composition de blocs de nations au niveau continental.

Nous sommes dans une crise morale : les Occidentaux ne cessent de parler de démocratie mais le mot a perdu toute valeur de même que tout le discours sur les droits de l’homme. Je crois en l’existence de valeurs universelles mais ces valeurs ne sont plus acceptées : tel est le résultat de l’action américaine et de l’action occidentale pendant la période 1991-2003. Il va nous falloir repenser l’organisation économique du monde, mais aussi celle de la France et de l’Europe. Il va falloir repenser notre organisation politique et militaire. Mais il va surtout falloir trouver les valeurs universelles sur lesquelles nous pourrons nous rassembler. Aujourd’hui ces valeurs universelles ne s’imposent plus avec l’évidence qu’elles avaient en 1945. Point par point, nous avons galvaudé la Charte des Nations unies et nous ne pouvons pas dire que c’est la faute des Américains. Les actes désastreux des Américains vont au-delà d’eux-mêmes.

La redéfinition de principes universels, collectivement élaborés, sera une question centrale pour la construction du nouveau 21ème siècle.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 928 de « Royaliste » – 9 juin 2008

 

 

 

 

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