Jean Daniel prêche le renoncement lucide assorti de modestes aménagements sociaux. Ainsi va la « gauche morale », prompte à liquider l’héritage politique qui n’est pas ni le sien. 

Ce n’est pas parce que nous avons renoncé à changer le monde qu’il faut nous dispenser de comprendre ses changements et de tenter de les maîtriser, écrit le nouvel éditorialiste du Monde des Débats (1).

Mon intention n’est pas de polémiquer avec Jean Daniel. Je prends sa phrase comme l’expression symptomatique de l’état d’esprit du milieu dirigeant. « Nous » avons renoncé : le renoncement est en effet une attitude commune à Lionel Jospin et à ses principaux ministres (2), aux chefs de la majorité plurielle et aux directeurs de l’opinion de gauche. Ce nous, c’est la « deuxième gauche », intelligente, cultivée, toujours persuadée d’être exemplairement exemplaire, même lorsque cette « gauche morale » prêche la morale du renoncement. On serait tenté de fulminer. On se contentera de quelques rappels historiques.

A vrai dire, ces sages moralistes qui ont renoncé à changer le monde sont des prétentieux. Ils n’ont jamais rien tenté, ni accompli. Ce sont les marxistes qui voulaient changer le monde, pas les technocrates rocardiens. Ce ne sont pas les ancêtres idéologiques de la « deuxième gauche » qui ont fait le Front populaire, mais les socialistes classiques et les communistes. Ce ne sont pas les pères spirituels des jospinistes (la gauche pacifiste des années trente) qui sont massivement entré dans la Résistance, mais les gaullistes, les royalistes, les communistes, les jacobins, la droite patriote. Ce n’est pas Jean Lacouture qui a fait l’indépendance de l’Algérie, mais le général de Gaulle.

Il faudrait un livre pour montrer que la « deuxième gauche » a toujours servi de couverture (ou de paillasson) aux puissants de l’heure : on trouve beaucoup de pacifistes et de libertaires dans la Collaboration, on trouve beaucoup de bourgeois de gauche auprès des communistes soviétiques, chinois, vietnamiens, cubains et des tiers-mondistes. Mais l’engagement de ces intellectuels a rarement dépassé le stade du discours moralisant. Cette gauche est sartrienne : elle est résistante après la Libération, et elle aime le spectacle des révolutions communistes. Plus tard, elle aimera le spectacle des révolutions anti-communistes. Comme par hasard, c’est Le Monde et Le Nouvel observateur qui ont cautionné Ho Chi Minh et Mao avant de chanter les louages du néo-libéralisme et de prêcher la soumission aux Etats-Unis. Toujours « furieusement tendance », comme on dit aujourd’hui.

C’est facile de renoncer quand on n’a rien risqué.

C’est facile, aussi, de faire la révolution culturelle quand on est solidement installé dans sa culture, dans ses amitiés et dans le confort matériel. Cette gauche sartrienne vit bourgeoisement, ce qui ne l’empêche pas, au contraire, de consentir à la liquidation du patrimoine national qu’elle n’a pas constitué et qu’elle ne possède pas. C’est facile pour un universitaire de gauche de renoncer aux entreprises nationales : il ne sera pas victime de la logique meurtrière des entreprises privatisées. C’est facile de renoncer à la justice sociale (au profit de « l’équité ») quand se trouve en haut de l’échelle après avoir fait carrière dans le parti du « peuple de gauche ». C’est facile d’insulter le « beauf » populiste quand on fréquente habituellement des artistes, des milliardaires et des chefs d’Etat.

Et c’est tellement confortable de présenter comme « ringards » la génération des libérateurs et des reconstructeurs de la nation (les gaullistes, les « jacobins », les communistes), de répandre le mépris et la haine de l’homme d’Etat (de Gaulle), de l’intellectuel combattant (Régis Debray), des militants anti-mondialistes et du peuple patriote. Ceci en veillant, une fois de plus, à la promotion éditoriale de ceux qui sont dans le vent : les profiteurs comme Jacques Attali, les liquidateurs comme Nicole Notat, les arrivistes comme Alain Minc.

La « gauche morale » ? Ceux qui, matériellement, symboliquement, touchent la rente de toutes les situations – même lorsqu’elles sont intolérables.

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(1) Le Monde des Débats/Le Nouvel Observateur, mensuel, n°25, Janvier 2000. 25 F.

(2) Les Américains jouent à se font peur avec le « védrinisme » (cf. Royaliste n° 763). Nous ne saurions quant à nous confondre les timidités et les silences décevants de l’ancien conseiller de François Mitterrand et l’esprit gaullien qui continue d’inspirer de nombreux diplomates français.

 

Article publié dans le numéro 764 de « Royaliste » – 22 janvier 2001.

 

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