Le mépris de la droite bien-pensante, l’indignation morale de la gauche et la machinerie médiatique ont produit, autant que les circonstances, ce tribun de la plèbe qui semblait pouvoir venger des millions de Français de leurs humiliations. Avant sa fille, Jean-Marie Le Pen fut le rentier du malheur français.
On ne se méfie jamais assez des prévisions mécaniques. Le tournant de la rigueur, en 1983, aurait dû favoriser un Parti communiste retourné dans l’opposition et des mouvements d’extrême-gauche cultivant l’imaginaire de la Révolution. Tout y concourait : la culture politique dominante, l’enracinement du communisme et cette revanche que le Grand Capital commençait de prendre sur les conquêtes du Front populaire et de la Libération.
C’est l’imprévisible et même l’impensable qui est survenu. La fonction tribunitienne, incarnée par Maurice Thorez puis Georges Marchais et qui semblait naturellement ancrée à gauche, a été progressivement récupérée par Jean-Marie Le Pen, figure typique de l’extrême-droite. Dans la classe politique, personne ne voulait y croire. La droite néolibérale avait intégré dans ses rangs les anciens d’Occident – Longuet, Madelin Devedjian – mais la barrière de classe avait joué contre l’ancien Béret rouge, soudard par trop grossier. En 1983, à Dreux, les chiraquiens crurent qu’ils pourraient utiliser puis récupérer le petit électorat frontiste mais c’est François Mitterrand qui jeta Jean-Marie le “faluchard” dans les jambes de la droite en faisant voter la proportionnelle qui permit, en 1986, l’élection de députés frontistes.
Les froids calculs des dirigeants politiques contrastaient avec le déchaînement de l’intelligentsia médiatique qui se trompa et se trompe encore sur la nature du phénomène. Tandis que la Ligue communiste révolutionnaire victimisait le Front national en attaquant ses réunions électorales, la gauche crut ou fit semblant de croire au retour du nazisme et du fascisme auxquels elle opposa et oppose encore son indignation morale. Du haut de ses principes – qu’elle sacrifiait dans le même temps sur l’autel du néolibéralisme – cette gauche bien-pensante dénonça l’électorat frontiste comme un ramassis d’abrutis proto-fascistes. C’était l’époque où l’on se moquait de la beaufitude sans voir que tout un peuple d’humiliés et d’offensés se trouvait ainsi insulté.
Alors cette fraction du peuple, toujours plus nombreuse, s’est vengée. L’élite du pouvoir et des médias fustigeait un monstre qui sortait effectivement des horreurs (le “détail”) ? Elle s’est servie de ce monstre, que la télévision invitait régulièrement pour montrer combien il était affreux et faire de belles audiences, pour retourner contre les puissants le mépris, le dégoût, la violence qui résultait de leurs pratiques et de leurs mœurs.
Les manipulations politiciennes et la mise en spectacle de Jean-Marie Le Pen n’auraient pas suffi à assurer sa “résistible ascension” comme on disait avant l’élection présidentielle de 2002. Les mouvements de l’histoire ont joué un rôle majeur : tournant néolibéral de la classe dirigeante, Marché unique dans la perspective d’un “dépassement des nations”, effondrement de l’Union soviétique et déclin du Parti communiste, abandon du gaullisme par les chiraquiens, mise en accusation de la Résistance…
Intelligent, cultivé – tout le contraire de la brute fasciste mille fois caricaturée – Jean-Marie Le Pen a su tracer son chemin. Situé dans la tradition de l’extrême droite ligueuse mais légaliste et nostalgique de la Chambre des députés, il a su réunir la plupart des chapelles extrémistes, en plaçant sous son égide François Brigneau, ancien de la Milice, Pierre Bousquet, ancien de la Waffen SS, François Duprat, théoricien du fascisme, des pétainistes, des catholiques intégristes. Et c’est ce petit monde de vaincus, pétris de nostalgies haineuses, qu’il a emmené sur les voies de la démocratie parlementaire en prenant pour cible l’Immigré confondu avec la silhouette familière et maudite de l’Algérien acquis au FLN. La revanche de la guerre d’Algérie se joue implicitement au premier Front national, tandis que maints Français découvrent avec angoisse que les immigrés vont rester…
Le Front national a cyniquement exploité cette angoisse, portée par les médias “au cœur de l’actualité politique” comme dérivatif aux luttes sociales qui ont pourtant mobilisé, à partir des années 90, des millions de manifestants. Libéral en économie, lançant régulièrement des appels à briser les grèves, le Front national a été l’agent, plus ou moins lucide, d’une formidable diversion.
Pas théoricien pour un sou, Jean-Marie Le Pen a su exploiter la vindicte, typiquement populiste, du peuple contre ce qu’il appelait l’establishment. Il a surtout réussi à transformer le classique nationalisme français – vindicatif contre l’étranger allemand ou américain – en un mouvement identitaire fondé sur une conception ethnique parfaitement étrangère à la tradition nationale – mais qui semblait répondre aux angoisses de l’époque.
Marine Le Pen a récupéré habilement cet héritage national-populiste qui a prospéré sur la haine identitaire. Elle continue de vivre sur cette rente et cherche à capitaliser sur la défense du pouvoir d’achat, tout en étant prodigieusement servie par ses adversaires de droite et de gauche. Or elle vise le pouvoir, dont son père ne voulait pas. Il savait que la violence verbale qu’il avait utilisée pouvait revenir sur lui, décuplée.
***
Article publié dans le numéro 1292 de « Royaliste » – 10 janvier 2025
0 commentaires