En août 1572, face à une insurrection politique, religieuse et sociale, Charles IX et Catherine de Médicis ont sauvé in extremis ce qui pouvait l’être : l’autorité légitime n’a pas été renversée, les injonctions royales ont évité maints massacres dans le pays, l’Etat a pu conserver quelques éléments de sa puissance souveraine à l’intérieur du royaume – la liberté de conscience a été préservée – et dans les affaires extérieures. Mais la guerre civile a repris et la faiblesse de l’Etat est patente. Une analyse réaliste de la situation incite au désespoir, qui serait total si l’on pouvait alors imaginer que la quatrième guerre de Religion (24 août 1572-11 juillet 1573) sera suivie de trois autres.
Comme en d’autres époques, la noirceur du temps provoque, chez quelques-uns, des réflexions et des réactions convergentes. Pour ces Français, catholiques ou réformés, la guerre civile n’est pas une nécessaire opération de purification ou de protestation mais le plus grand des maux comme le dira Pascal. Ils voient que les chefs de guerre cherchent à faire basculer l’État royal dans un camp, au mépris de toute justice. Ils constatent que les affrontements favorisent l’intervention des puissances étrangères – l’Espagne d’un côté, l’Angleterre de l’autre – mais aussi les ambitions familiales. Ainsi les Guises, qui poursuivent les objectifs de leur maison lorraine, et tant d’autres seigneurs qui profitent des troubles pour faire valoir leurs intérêts. Pour briser l’enchaînement des malheurs, il faut maintenir ce qui est attaqué – l’Etat, dans ses institutions légitimes – et rétablir ce qui a été détruit : l’unité du royaume et son indépendance qui permettront à ses habitants menacés par les fanatiques et par la soldatesque de vivre à nouveau en sûreté.
A juste titre, le courant qui exprime ces idées est appelé “Politique” parce qu’il lie étroitement la défense de la légitimité et la promotion de la souveraineté – qui implique que l’Etat soit mis à distance des conflits religieux dans un royaume qui a reconnu le principe de la liberté de conscience. C’est en toute logique que les Politiques défendent le pouvoir royal, le gallicanisme et une politique étrangère vouée au service des intérêts du pays. Cette doctrine n’est pas nouvelle : les légistes de la monarchie royale affirment depuis le Moyen-Âge que le roi est empereur en son royaume, la résistance à la volonté de puissance de Rome se manifeste dès l’attentat d’Anagni en 1303 et la politique étrangère s’est depuis longtemps libérée de l’esprit de croisade. Mais les guerres de Religion vont exercer une influence décisive sur la pensée du Politique.
Pour saisir ce moment décisif, il faut rester attentif aux hommes et aux événements en se gardant des anachronismes : nous sommes encore loin de la nation moderne même si un sentiment pré-national s’affirme dans l’épreuve des guerres civiles et religieuses ; et nous sommes encore loin de l’affirmation laïque au sens de la neutralité religieuse du pouvoir politique puisque les principaux personnages de l’Etat s’affirment tous chrétiens et inscrivent tous le pouvoir politique dans une théologie. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, on se bat en France et en Europe pour ou contre le remaniement du système de médiation avec le divin mais sans remettre en question le divin et la nécessité de cette médiation (1).
Michel de l’Hospital, nous l’avons vu, est un chrétien persuadé que l’histoire des hommes est inscrite dans le plan de Dieu. La pensée et l’œuvre du Chancelier sont exemplaires pour les Politiques qui commencent à se manifester au début des années soixante.
A cette paternité intellectuelle, il faut ajouter celle, effective, du connétable Anne de Montmorency qui est, selon Francis de Crue (2), le véritable fondateur de ce parti – bien sûr très éloigné des organisations militantes du XXe siècle. Anne de Montmorency s’oppose à la Maison de Lorraine dès que le duc François de Guise commence à se mêler des affaires de l’Etat en voulant rivaliser avec les princes du sang, et les premiers Politiques se reconnaissent dans la défense de l’édit de janvier 1562. Les partisans de la tolérance, libéraux avant la lettre, comptent dans leurs rangs des juristes (Etienne Pasquier, Guy Coquille, le théologien protestant Sébastien Castellion), des hommes d’Église (l’évêque Jean de Montluc), des diplomates (François de Noailles, ambassadeur auprès de la Sublime Porte), des militaires (Armand de Gontaud, grand maître de l’artillerie, le huguenot François de La Noue). En province, les protestants qui veulent défendre la chose publique sont moqués comme Réalistes, ou encore poltronesques, d’autres Politiques sont désignés comme Publicains dans le Poitou ou comme Fronts d’Airain dans le Languedoc.
Parfois plus détestés que les “hérétiques”, les Politiques animent l’opposition aux décisions du concile de Trente. “Un pappe n’est pour donner loy ny faire honte à un roy de France” s’était exclamé Montmorency… Dans les affaires extérieures, ils soutiennent très activement le prince d’Orange, par calcul diplomatique et en raison d’affinités intellectuelles (3). Ils défendent la Paix d’Amboise et rédigent l’édit de Saint-Germain. Ils contribuent activement au maintien de la paix civile entre août 1570 et août 1572 : ainsi le maréchal de Cossé à La Rochelle en janvier 1571, François de Montmorency en Normandie puis à Paris où il fait enlever la croix de Gastine plantée sur la maison détruite d’un huguenot, ainsi Vieilleville qui protège le culte réformé à Toul. Le mariage d’Henri de Navarre et de Marguerite de Valois marque le très provisoire triomphe du parti des Politiques et des quatre frères Montmorency qui assistent à la cérémonie. Après les massacres d’août, c’est le duc de Montmorency, lui-même menacé, qui ira recueillir les restes de Coligny et leur donner une sépulture.
Il fallut attendre la huitième guerre de religion pour que les Politiques, marginalisés après la Saint-Barthélemy, soient enfin portés par une conjoncture favorable. Pourtant, la guerre s’engage de la pire manière qui soit. Relancée par des ecclésiastiques et toujours dirigée par Henri de Guise, la Sainte Ligue signe avec l’Espagne un traité publié le 16 janvier 1585. Il est prévu que le cardinal de Bourbon deviendra roi de France et procédera à un retournement complet de la politique étrangère du royaume : soutien à l’Espagne, aux Pays-Bas, rupture des relations avec la Sublime Porte, application des canons du concile de Trente. Grassement financée par Madrid (600 000 écus puis une aide mensuelle de 50 000 écus), la Ligue devient plus redoutable que jamais.
Puissants à la Cour comme sur le terrain militaire, les Guisards imposent à Henri III le traité de Nemours (20 juin 1585) puis l’édit du 7 juillet aux termes duquel la religion réformée est désormais interdite et Henri de Navarre déchu de ses droits de succession – alors que, depuis la mort en 1584 de François d’Anjou, frère d’Henri III, Henri était l’héritier légitime du roi sans enfant. S’y ajoute la bulle fulminée par le pape Sixte Quint qui excommunie Henri de Navarre comme hérétique et relaps et le prive de ses droits à la couronne de France et au royaume de Navarre. Cette ingérence inouïe dans les affaires du royaume fut rejetée par le parlement de Paris… L’enchaînement des batailles (4) renforce la puissance et la popularité des Guises qui engagent l’épreuve de force avec le roi. La Journée des barricades (13 mai 1588) contraint le roi à fuir la capitale – avant qu’il décide de pactiser avec Le Balafré au mois d’août. Ce n’est qu’une ruse. Le 23 décembre, Henri de Guise est exécuté sur ordre du roi, et le cardinal de Lorraine subit le même sort le lendemain.
Ce coup de majesté provoque le renversement des alliances : face à la Ligue qui occupe Paris (5) et qui entraîne une partie du royaume démembré, Henri III s’allie avec le Navarrais à Plessis-Lez-Tours le 30 avril 1589. Cette alliance d’un roi et d’un prince légitimes contre le parti espagnol comble les vœux des Politiques… La suite est connue : à la mort d’Henri III, poignardé par Jacques Clément le 1er août 1589, Henri de Navarre devient roi de France. Victorieux à Arques le 29 septembre 1589 et à Ivry le 14 mars 1590, Henri IV échoue devant Paris où, après la mort du cardinal de Bourbon le 9 mai, les Seize (6) proposent la couronne de France à Philippe II ou à sa fille l’infante Isabelle. Le parti espagnol devra finalement céder la place, parce qu’il avait suscité, par son fanatisme et son inféodation à l’étranger, un sentiment d’appartenance nationale (7) incarné par la personne du souverain.
(à suivre)
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(1) Bernard Bourdin, Le christianisme et la question du théologico-politique, éditions du Cerf, 2016, et ma présentation sur ce blog : https://www.bertrand-renouvin.fr/pour-une-theologie-du-politique/
(2) Francis de Crue, Le parti des politiques au lendemain de la Saint-Barthélemy, La Molle et Coconat, Librairie Plon, 1892. Consultable en ligne : https://archive.org/details/lepartidespoliti00decruoft/mode/1up?view=theater
(3) Blandine Kriegel, La République et le Prince moderne, PUF, 2011 et ma présentation : https://www.bertrand-renouvin.fr/republique-le-moment-hollandais-selon-blandine-kriegel/
(4) Jean-Christian Petitfils, Henri IV, Perrin, 2021, et plus particulièrement le chapitre 12 : La guerre des trois Henri.
(5) Elie Barnavi et Robert Descimon, La Sainte ligue, le juge et la potence, Hachette, 1985.
(6) Conseil formé à Paris par les bourgeois ligueurs, qui établirent leur dictature après les Journées des barricades.
(7) Je n’ai pas encore lu l’ouvrage fondamental de Myriam Yardeni, La conscience nationale en France pendant les guerres de religion (1559-1598). Paris-Louvain, Nauwelaerts, 1971.
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