La pensée des Politiques s’est élaborée dans la violence de l’Histoire. La seconde moitié du XVIe siècle donne à voir les pires atrocités mais les partisans de la paix civile et religieuse s’engagent selon des œuvres qui marquent leur temps et encore le nôtre.
Michel de Montaigne, conseiller au parlement de Bordeaux à partir de 1557, maire de la ville de 1581 à 1585, n’est pas un théoricien du pouvoir politique mais un acteur très engagé. L’auteur des Essais a accompli de nombreuses missions pendant les guerres pour lesquelles il sera fait chevalier de l’ordre de Saint-Michel par Charles IX. Ce catholique, qui participe activement au maintien de la paix civile à Bordeaux, est un Politique, acteur du rapprochement avec Henri de Navarre qui lui témoigne à de nombreuses reprises son amitié.
Philippe Duplessis-Mornay (1549-1623) est surtout un théologien, qui ne peut être compté parmi les Politiques car il est persuadé que les idées de la Réforme finiront par prévaloir en France. Mais il se place sur la même ligne que les Politiques après avoir échappé au massacre de la Saint-Barthélemy. Devenu le principal conseiller du Navarrais, il milite contre la Ligue, prône le rassemblement des catholiques et des réformés, œuvre au rapprochement avec Henri III et participe aux négociations qui aboutissent à l’édit de Nantes. Mais la conversion d’Henri IV le déçoit et il quitte son entourage pour reprendre sa tâche de théologien tout en remplissant la charge de gouverneur de Saumur où il assure jusqu’en 1621 la coexistence entre catholiques et réformés (1).
François Hotman (1524-1590) est un calviniste, auteur après la Saint-Barthélemy d’un ouvrage largement diffusé, Franco-Gallia (1573), dans lequel il élabore une théorie de la démocratie représentative fondée sur un récit des origines du royaume : la monarchie doit être élective et les Etats-Généraux sont appelés à jouer un rôle décisif dans la conduite des affaires publiques. François Hotman rejoint la cause des Politiques dans son combat contre la Ligue : il publie dès 1561 Le Tygre, Satyre sur les gestes mémorables des Guisards. Lorsque Sixte-Quint déclare Henri de Navarre hérétique et relaps, Hotman publie son Brutum Fulmen Papae Sixti V (La foudre imbécile du pape Sixte-Quint) et révise en 1586 sa Franco-Gallia pour appuyer le principe de succession dynastique (2).
Jean Bodin (1529-1596) donne à la pensée des Politiques son expression la plus rigoureuse. Juriste reconnu, nommé maître des requêtes du duc d’Alençon, il échappe de peu au massacre de la Saint-Barthélemy. Ce proche conseiller d’Henri III publie en 1576 Les Six Livres de la République. L’ouvrage, dont l’influence est considérable en France et à l’étranger, est dicté par l’urgence du salut public : “…depuis que l’orage impétueux a tourmenté le vaisseau de notre République avec une telle violence que le Patron même et les pilotes sont comme las et recrus d’un travail continuel, il faut bien que les passagers y prêtent la main, qui aux voiles, qui aux cordages, qui à l’ancre…” écrit Bodin dans sa préface. Sauver la République suppose qu’on discerne ce qui lui est essentiel. Pour Bodin, “la République se reconnaît à l’unité de souveraineté » et l’on connaît sa célèbre définition : “République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine”. Cela signifie que la finalité de la République est l’existence de la justice, par le moyen du gouvernement. La puissance souveraine est perpétuelle – elle n’est pas limitée dans le temps – et absolue en ce sens que le Prince ne saurait être vassal de quiconque à l’extérieur de son royaume ; à l’intérieur, il est délié de tout lien personnel ou juridique – tout en restant soumis à la loi divine. La République trouve sa forme accomplie dans la “monarchie royale”, qui réalise l’unité de toutes les pluralités en rassemblant ce qui a été démembré par les factions et les seigneuries.
Selon Jean Bodin, cette souveraineté perpétuelle et absolue est accordée par permission divine. Le droit divin est un droit délégué à la puissance publique par un Dieu qui est absolument extérieur au monde (4). Le Prince ne gouverne pas les hommes comme le Tout-Puissant était censé gouverner l’univers. L’absolument Autre assure l’absoluité du pouvoir ici-bas, qui agit selon la raison humaine pour le bien de ce qui est commun aux ménages. Comme c’est l’Etat souverain qui assure désormais la médiation avec le divin, le statut de l’Eglise et plus généralement de la religion fait l’objet chez Jean Bodin d’un remaniement discret mais de très longue portée (5).
Dans le Colloquium heptaplomeres, un manuscrit resté longtemps clandestin, Jean Bodin imagine un colloque entre sept savants, qui appartiennent aux trois religions monothéistes. Au terme d’un long dialogue (591 pages !), les savants qui ne parviennent pas à s’entendre sur les questions religieuses s’accordent pour conclure que l’empereur Jovinien avait été bien sage de publier un “Edict d’union […] pour entretenir dans la concorde les Chrestines, les Arriens, les Manicheens, les Juifs et jusques a pres de deux cents autres sectes [et] recommandoit continuellement aux predicateurs la retenue, afin que le peuple, par des sermons seditieux, ne fut pas invité a troubler la tranquillité de la republique et de l’estat, mais plutost d’exorter chacun a la pieté, a la benignité, a la Justice et a la charité mutuelles”. C’était signifier que la religion devait être renvoyée au domaine privé…
Les thèmes développés clandestinement par Jean Bodin sont à l’unisson de convictions très répandues. En 1585, Pierre de Belloy écrit que “La République n’est pas dans l’Eglise, mais au contraire l’Eglise est dans la République” et trois ans plus tard, beaucoup reprennent la maxime des Politiques, due à un auteur anonyme : “L’Etat n’est pas dans la religion, mais la religion dans l’Etat”. La formule recèle des difficultés majeures qui surgiront au XVIIème siècle mais au pire moment des guerres de Religion elle est salutaire. Somme toute, le conflit des médiations au sein de la chrétienté occidentale aboutit à l’avènement d’un État qui s’impose comme médiateur dans des guerres où les camps s’épuisent faute de pouvoir emporter la décision. La Réforme est une réalité trop importante pour que l’Eglise rétablisse à son profit l’unité religieuse ; les protestants se heurtent à une opinion catholique trop déterminée pour qu’ils puissent faire prévaloir une solution de type anglican. L’indécision des batailles rend nécessaire l’affirmation d’une médiation politique, d’un tiers (6) qui impose la paix en s’élevant au-dessus des débats théologiques. La Religion prétendait jusqu’alors transcender les Etats, c’est maintenant l’Etat qui transcende les partis religieux. En se convertissant au catholicisme, Henri IV adhère à la raison de l’Etat en reléguant sa foi religieuse au for interne. Le Prince n’est pas le maître de l’Etat, mais son serviteur ; il sacrifie ses convictions personnelles à la raison impersonnelle qui règle les institutions selon le droit. D’ailleurs, le droit successoral ne s’embarrasse pas de considérations religieuses lorsqu’il s’agit de régler la succession dynastique : Henri de Navarre devient roi dès la mort d’Henri III, bien avant la conversion au catholicisme, bien avant le sacre qui, dans la monarchie capétienne, n’a jamais fait le roi.
La victoire des Politiques rassemblés autour d’Henri IV est décisive dans l’histoire de la République, désormais définie par la souveraineté que l’Etat met en acte. Mais cette révolution n’épuise pas les dialectiques à l’œuvre : entre le politique et le religieux, entre la personne royale et l’impersonnalité de l’Etat, entre le gouvernement et la représentation, les tensions ont abouti à de nouvelles révolutions, pacifiques ou sanglantes, au terme desquelles il a toujours fallu revenir aux principes qui régissent la Res publica.
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(1) Blandine Kriegel, La République et le Prince moderne, PUF, 2011.
(2) Arlette Jouanna, La France du XVIe siècle, 1483-1598, PUF, 2012, pages 573 à 586.
(3) Simone Goyard-Fabre, Jean Bodin et le droit de la République, PUF, 1989.
(4) Bernard Bourdin, Le christianisme et la question du théologico-politique, Cerf, 2015, pages 62-67.
(5) Bernard Bourdin et Jacques Sapir, Souveraineté, nation, religion, Dilemme ou réconciliation ? Le Cerf, 2017 et plus particulièrement la discussion sur Jean Bodin, pages 103-131.
(6) Marcel Gauchet, La condition politique, Tel Gallimard, 2005 : “La division guerrière des croyances fait apparaître l’urgente nécessité d’une instance tierce, capable d’irrésistiblement s’imposer pour produire la paix”. Chapitre IV : L’État au miroir de la raison d’Etat, page 222.
On ne pouvait laisser passer ça, au mois d’août.
Merci cent fois.
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