Les empires, les religions et l’avenir des nations (2) – Chronique 166

Juil 31, 2022 | Chemins et distances

 

Le Bouddha (420-380 avant notre ère), le Christ et Mahomet (570-632) apparaissent sur les marges, le premier à Lumbini au Népal, le deuxième à Bethléem dans la province romaine de Judée, le troisième à La Mecque dans le Hedjaz. Les religions qui s’en inspirent visent l’universel et conquièrent les grands centres royaux ou impériaux. Le bouddhisme devient religion d’Etat dans le royaume des Wei du Nord (386-534) et l’empereur Wu des Liang du Sud (502-549) assure sa promotion ; il est proclamé religion d’Etat sous les Sui (581-618) et protégé par les empereurs Tang (618-907) puis par les Yuan mongols et les Qing mandchous. Les conditions de la conquête chrétienne de l’Empire romain sont connues et, après la mort de Mahomet, les premiers califes s’emparent de l’Irak, de la Perse, de l’Egypte puis prennent pied en Afrique du Nord (1). Les religions universelles s’inscrivent dans la forme impériale préexistante ou tentent de reconstituer les empires disparus – mésopotamiens, persan, romain. La dialectique de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel, aussi importante soit-elle, ne rend pas complètement compte des relations entre la religion et l’empire : le facteur religieux joue un rôle majeur dans l’histoire des décompositions impériales.

Dans son plus récent ouvrage (2), Gabriel Martinez-Gros montre que la religion achève l’empire aux deux sens du terme : elle l’accompagne vers son terme fatal et elle représente son plein accomplissement intellectuel. Ce nouvel aspect de la dialectique historique tient au fait que les empires et les religions universelles cultivent le même idéal de paix. Mais la dynamique impériale, telle que l’explicite Ibn Khaldoun, ne peut tenir la promesse pacifique. Il faut une milice bédouine pour assurer le prélèvement de l’impôt et une armée largement recrutée dans les territoires périphériques pour protéger l’empire de nouvelles ‘asabiya conquérantes. Or les populations sédentaires supportent de plus en plus difficilement la contrainte fiscale, qui s’accroît en raison de l’augmentation des dépenses militaires – ce qui pousse les régions périphériques, qui sont les plus pauvres, à faire sécession.

Les autorités politiques et les administrateurs sont quant à eux gagnés par un sentiment d’impuissance que la philosophie et la religion dominantes viennent conforter. En Chine, Marco Polo puis les jésuites remarquent le mépris des élites pour la chose militaire, qui se manifeste dès les Song. Gabriel Martinez-Gros note que les empereurs chinois avaient fait inscrire sur un panneau placé au-dessus de leur trône la formule taoïste du non-agir, wuwei, qui exprime l’idéal d’un pouvoir avant tout soucieux de maintenir l’équilibre des puissances. L’empereur Marc-Aurèle (121-180), qui doit batailler sur de nombreux fronts pour la défense de l’empire, professe le détachement personnel selon la pensée stoïcienne et affirme par son œuvre la supériorité de l’esprit, loin des basses affaires politiques et militaires dont il supporte la charge.

Secte marginale parmi les peuples marginaux, les premiers chrétiens s’inscrivent dans la logique pacifique de l’empire sédentarisé et la transcendent. “Le christianisme naît de la sédentarisation, du même processus d’achèvement de l’œuvre impériale que les élites néoplatoniciennes ou stoïciennes. Mais il ne s’attache pas comme elles à la préservation de la mémoire vénérée des cités et des philosophes. Tout au contraire, il prend appui sur les réalités sociales et culturelles de l’empire, et d’abord la mort de la cité”. Les chrétiens réalisent, par leur exemplarité, la promesse pacifique de l’empire et la fusion des groupes humains qui ne tolère plus l’opposition entre les sédentaires et les bédouins, qui abolit les castes et les aristocraties militaires. Dans la Rome christianisée comme plus tard à Byzance, les luttes et les débats théologiques prennent le pas sur les enjeux politiques. A l’époque d’al-Ma’mun, les élites au pouvoir dissertent sur la philosophie grecque et l’histoire de la Perse tandis que les masses se veulent gardiennes de la tradition religieuse et se réfèrent à la guerre sainte originelle (3). Bouddhistes ou chrétiens, les moines portent à l’extrême l’abolition des désirs mondains et s’exposent à la répression du pouvoir impérial, en Chine comme à Byzance sous le règne de Constantin V (718-775).

Ainsi, “la religion consacre la dissociation de l’action politique et des valeurs humaines. Là où la cité antique et sa religion civique visaient l’efficace en un temps et en un lieu […], la religion proclame l’abstraction d’un salut universel, mais hors d’atteinte en ce monde ; et un efficace qui ne vaudra que dans l’empire au-delà, la cité de Dieu. La religion transforme l’impuissance historique croissante de l’empire en impuissance ontologique, en volonté d’impuissance politique, en dégoût de l’action”.

Pourtant, le triomphe de la religion n’annonce pas la fin de l’Histoire. Son mouvement se poursuit, sous des formes impériales renouvelées ou sous de nouvelles formes politiques – tant il est vrai que le Politique, récusé par le bouddhisme, le premier christianisme et l’islam sunnite, ne cesse de se réaffirmer.

(à suivre)

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(1) Gabriel Martinez-Gros, L’empire islamique, VIIe-XIe siècle, Passés/Composés, 2019. https://www.bertrand-renouvin.fr/islam-medieval-dialectiques-imperiales/

(2) Gabriel Martinez-Gros, La traîne des empires, impuissance et religions, Passés/Composés, 2022. Sauf indications contraires, les citations sont tirées de ce livre.

(3) “Le sunnisme cerne ainsi l’Etat en lui dérobant à la fois le récit des origines apocalyptiques et le quotidien pacifié des foules urbaines, où il rejoint le christianisme et le bouddhisme. Au contraire le chiisme, dans la diversité de ses branches, hérite de l’entreprise d’al-Ma’mun, par la place qu’il accorde à ce qui a précédé l’Islam, à la chaîne des prophètes, et surtout au patrimoine intellectuel des empires révolus, philosophie grecque et politique perse”. Gabriel Martinez-Gros, La traîne des empires, page 110.

 

 

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