Le capitalisme n’a pas de visage. Il est pour cela difficile à contester. Cette assertion banale est mise à mal par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, qui étudient depuis plusieurs années les élites économiques et sociales. Après la grande bourgeoisie traditionnelle, ces deux sociologues nous font découvrir les nouveaux patrons, hommes partis de rien, devenus richissimes. Quelles sont leurs certitudes ? Leurs blessures secrètes ? Comment envisagent-ils la transmission de leur héritage ? Voici tout un milieu fermé qui se révèle dans ses faiblesses cet sa dureté.
Royaliste : Après les vieilles dynasties de l’argent, vous vous intéressez aux « nouveaux riches »…
Monique Pinçon-Charlot : Il s’agit en effet de patrons de la première génération. Nous avons voulu savoir si la logique dynastique est la seule possible lorsqu’on se retrouve à la tête d’une fortune de plusieurs centaines de millions de francs – ou plus. Nous voulions essayer de repérer le passage très délicat entre la première et la deuxième génération dans ces familles de nouveaux riches.
Lors de notre précédente recherche sur les grandes fortunes, nous en étions venus à penser que, lorsque le patrimoine est très important, ses détenteurs ont nécessairement envie de le transmettre à leurs enfants. Ce souci est moins net que nous ne le pensions. Il y a des patrons qui revendiquent une idéologie méritocratique – selon laquelle chacun doit faire ses preuves, hors de la continuité enchantée de la dynastie.
Royaliste : Comment avez-vous choisi votre échantillon ?
Monique Pinçon-Charlot : Nous avons interrogé 17 patrons, choisis à partir des palmarès des grandes fortunes professionnelles qui sont publiés dans les magazines économiques, et en prenant la précaution de vérifier qu’ils étaient pères de famille. Ce sont donc des patrons riches, qui ont plus de cinquante ans, qui sont donc confrontés à la perspective de leur mort et à la question de savoir ce qu’il adviendra ensuite de la richesse qu’ils ont accumulée.
J’ajoute que, dans ces palmarès, nous n’avons pas rencontré une seule femme ! En revanche, il arrive que ces hommes, qui font une trajectoire extraordinaire, divorcent afin d’avoir une femme mieux adaptée à leur situation.
Royaliste : Et maintenant, des noms !
Monique Pinçon-Charlot : Tous partagent d’une certaine manière notre vie quotidienne. Plusieurs sont liés à la restauration alimentaire : Pierre Bellon, patron de la Sodexho (cantines, chèques-restaurant) ; Franco Cesari, patron de Toastissimo ; Robert Zolade. La grande distribution est représentée par le patron de Promodès (Paul-Louis Halley) qui s’est marié récemment avec Carrefour. L’industrie est représentée par Jacques Bourgine qui fabrique des bouchons de flacons de parfum. Yvon Gattaz, ancien dirigeant du CNPF, est l’inventeur avec son frère de la fiche coaxiale de télévision ; Raymond Obermajter (Ober S.A.) a fait fortune dans la fabrication de jeans…. Plusieurs patrons s’occupent de nouvelles technologies, les médias sont représentés par Frank Ténot. Nous avons également interrogé Jean-Marc Lech, patron d’IPSOS, et André Rousselet, qui a créé Canal Plus.
Royaliste : Quelles sont les raisons de la réussite de ceux que vous citez ?
Monique Pinçon-Charlot : Il y a bien entendu des raisons sociologiques, mais aussi des raisons psychiques : traumatismes psychologiques (c’est le cas d’André Rousselet), rivalités au sein de la fratrie, mauvaises relations avec le père. C’est dans la genèse de la vocation qu’on peut trouver les raisons des attitudes face à la transmission.
Royaliste : Certains rejettent cette possibilité de transmettre…
Monique Pinçon-Charlot : Ce sont les patrons méritocrates. Je ne prendrai qu’un seul exemple, celui de Jean-Marc Lech, qui ne se soucie pas de placer l’un de ses quatre garçons à la tête d’IPSOS. C’est le petit-fils d’un immigré polonais, fils d’un ingénieur d’Usinor, qui a commencé comme ouvrier et qui a été bénéficié de la promotion interne. Sa mère étant morte lorsqu’il avait six ans, Jean-Marc Lech a été élevé par sa grand-mère paternelle, polonaise et analphabète : il a fait ses études secondaires à Valenciennes et passé sa licence de sociologie à Lille. Très tôt, il a voulu s’émanciper de sa condition sociale – il est d’ailleurs significatif qu’il ait successivement épousé deux femmes appartenant à la bourgeoisie fortunée.
Royaliste : Vous qui êtes docteur en sociologie, expliquez-nous comment on peut faire fortune avec une simple licence de sociologie ?
Monique Pinçon-Charlot : Il me faut préciser que Jean-Marc Lech est le seul cas connu ! La fortune est le résultat de la rencontre entre une personne, avec son histoire personnelle, familiale et psychique, et un créneau porteur de l’économie. Jean-Marc Lech veut échapper à son milieu modeste, et trouve le secteur très favorable dans les années soixante des sondages d’opinion : il commence sa carrière à l’IFOP à 25 ans, et devient directeur général cinq ans plus tard. Il quitte l’IFOP en 1982 et donne un développement tout à fait considérable à l’IPSOS, et voudrait aujourd’hui devenir le numéro un mondial.
Royaliste : Comment justifie-t-il précisément son idéologie méritocratique ?
Monique Pinçon-Charlot : Pour lui, l’héritage est immoral. Il croit au travail personnel, et estime que les enfants doivent se débrouiller par eux-mêmes. En fait, il souhaite que ses enfants connaissent les mêmes joies et la même ivresse de la réussite que lui.
Sa fortune a été construite par ses seules compétences, sans aucun capital financier, et il se trouve proche de la situation des artistes ou des sportifs qui n’ont rien à transmettre à leurs enfants, hormis des biens de patrimoine, puisque les qualités qui leur ont permis de réussir leur sont personnelles. On peut transmettre une entreprise, pas les qualités de chef d’entreprise.
Royaliste : Examinons maintenant la logique dynastique.
Michel Pinçon : Le souci dynastique est majoritaire dans notre échantillon.. Or les nouveaux patrons cultivent tous une mythologie, plus ou moins fondée, de réussite fondée sur leur travail. Ce n’est pas sans raison : ces patrons se posent la question de la légitimité de l’argent qu’ils possèdent et du pouvoir dont ils disposent. Le plus facile est de légitimer tout cela sur le travail – ce qu’ils ont toujours fait pendant les entretiens. Mais ceux qui veulent transmettre sont amenés à se poser la question de la légitimité de l’héritage – qui ne va pas de soi quand on possède une fortune considérable, surtout quand on fonde sa propre légitimité sur le mérite : leurs enfants ne se sont donnés que la peine de naître.
Royaliste : Comment font-ils pour passer d’un mode de justification à un autre ?
Michel Pinçon : Ils soumettent leur descendance à une sorte de période probatoire : tous affirment que leurs enfants doivent faire leurs preuves avant de diriger l’entreprise. Les héritiers sont donc envoyés dans les entreprises du groupe, ou extérieures au groupe. Beaucoup d’héritiers démontrent ainsi leurs capacités loin du père, le plus souvent dans des activités étrangères – puis reviennent au sein de l’entreprise familiale. C’est le cas de Didier Bourgine, qui a fait ses preuves dans la filiale française d’une firme américaine spécialisé dans le matériel dentaire et qui est maintenant directeur général dans la société de son père. Paul-Louis Halley a envoyé son fils diriger une filiale en Argentine, après lui avoir confié la direction d’un supermarché en France et nous a dit que son héritier devait avoir acquis une expérience afin de bénéficier d’une « légitimité » – tel est le mot qu’il a employé – qui ne repose pas sur le seul diplôme. Cette conception n’est pas nouvelle : la tradition chez les Rothschild était d’envoyer les neveux dans les établissements bancaires situés au 19ème siècle dans cinq capitales européennes et qui étaient tenus par cinq frères.
D’autres formes de préparation des héritiers montrent à quel point les nouveaux patrons sont soucieux de légitimation de leur descendance : par exemple chez Sodexho, Pierre Bellon fait faire des stages de formation à ses fils, de même que Paul-Louis Halley qui organise des groupes de travail pour ses enfants, leurs conjoints, leurs cousins et cousines afin qu’ils puissent tenir en connaissance de cause leur rôle dans les conseils d’administration. Plus il y a à transmettre – de l’argent, mais aussi du pouvoir, du prestige – plus les stratégies de succession sont réfléchies et maîtrisées. Mais il y a d’autres modes de transmission – notamment la vente du groupe et la constitution d’un patrimoine financier : c’est le cas de la famille Wendel, qui a créé une société de portefeuille (la CGIP) gérée par Ernest-Antoine Seillière. Dans ce cas, la constitution ou le maintien d’une dynastie est aléatoire car les héritiers perdent la mémoire de l’origine et de l’histoire industrielle qui donne à une famille sont identité.
Royaliste : Puisque beaucoup de nouveaux patrons placent les membres de leur famille dans le groupe qu’ils dirigent, peut-on parler de népotisme ?
Michel Pinçon : Il est vrai qu’on rencontre souvent l’épouse à la tête d’une des directions du groupe, et que les enfants et les alliés occupent des positions stratégiques. Cela se comprend car la plupart de ces nouveaux patrons sont partis de rien, ou ont commencé à la tête de petites affaires. Ils se sentent donc très seuls lorsqu’ils ont constitué des groupes puissants. D’où la fréquence des directions bicéphales : par exemple les frères Blanc, qui possèdent de grandes brasseries ; Didier Truchot et Jean-Marc Lech ; les frères Yvon et Lucien Gattaz ; Frank Thénot et Daniel Filipacchi. Le népotisme est une manière, pour le patron, de s’assurer d’une certaine sécurité morale car il faut bien déléguer, donc faire confiance. A cet égard, le mieux est de rester en famille.
Il faut en outre noter que ceux qui expriment un souci dynastique avaient déjà une expérience de l’entreprise familiale : le père de Paul-Louis Halley était grossiste en épicerie, et c’est cette petite affaire que son fils a développée. A cette tradition entrepreneuriale, s’ajoute la volonté de demeurer indépendant – de ne pas devenir un salarié.
Encore faut-il que ces nouveaux patrons parviennent à se faire un nom, ajouter à leur capital matériel un capital symbolique et rejoindre ainsi les membres de la bourgeoisie traditionnelle.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 741 de « Royaliste » – 10 janvier 2021
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