Kiota, c’est un tout petit point sur la carte du Niger, à une soixantaine de kilomètres de la grande route qui relie Niamey à Dosso. Nos trois voitures (1) suivent une route droite bordée d’arbres et d’étangs entourés de verdure. Dans les champs, des bergers descendent vers les pâturages du Bénin et leurs chèvres font des ravages qui provoquent parfois de violents affrontements avec les cultivateurs. Deux ou trois collines, un dromadaire, quelques villages et, venant du nord, toutes sortes de véhicules surchargés d’hommes, des Nigérians me dit le colonel Madougou. En ce vendredi, jour de prière, ils reviennent de Kiota, qu’on appelle « la Ville de l’amitié », centre spirituel de la Tijaniyya, la plus importante confrérie soufie du Niger.
Ce vendredi 27 octobre, Kiota est en deuil. Au petit matin, un car a percuté deux minibus nigérians et vingt-huit morts viennent d’être enterrés lorsque nous entrons dans la Ville de l’amitié. Nous sommes reçus dans une grande cour ; escortés par une garde que commande un vénérable capitaine, nous entrons dans la résidence de Cheikh Moussa. Un escalier, une ou deux pièces puis la salle où l’on nous installe de part et d’autre d’un fauteuil de cuir. Une brève attente, puis le cheikh, imposant et souriant, répond à notre salut et serre la main d’Alessandra puis celle de Warda avec naturel. Après avoir reçu les condoléances d’Yves Manville et les nôtres pour l’accident du matin, le cheikh s’informe avec bienveillance de nos activités et de nos préoccupations puis prend congé après avoir fait promettre à Alessandra de venir travailler pendant dix jours à Kiota. Pour notre amie et pour notre ambassade, c’est un honneur considérable.
Toujours escortés, nous redescendons dans la cour et pénétrons dans une seconde résidence. Au premier étage, voici l’appartement de la fille du père fondateur de la confrérie de Kiota, Al hadj cheikh Aboubacar Hassoumi, entourée de plusieurs membres de la confrérie. Elle invite Alessandra à s’asseoir auprès d’elle et toutes deux engagent une conversation en arabe puis en français au cours de laquelle Saidat Oummul kheir ne cesse de sourire – elle se voilera pour les photos – et multiplie les gestes affectueux. Nous nous présentons brièvement puis les hommes de l’entourage prennent part à la conversation, s’adressant à la fille du fondateur avec un respect dénué d’obséquiosité.
Après avoir pris congé, nous sommes conduits au-delà de la rue principale au mausolée de Sékou Kiota qui abrite la tombe du cheikh fondateur, devant laquelle nous restons un moment inclinés. En silence, nous traversons la mosquée toute proche. Le soir tombe, c’est bientôt l’heure de la prière et les croyants se rassemblent à l’intérieur ou à l’extérieur sur de grands tapis. A Kiota, se rejoignent des hommes et des femmes de toutes appartenances nationales, de tous groupes sociaux et « ethniques ». Ils prient, ils chantent, et ils étudient. La Ville de l’amitié comprend un centre international de formation, l’Institut Al Azhar de Kiota, qui est parrainé par l’université El Azhar du Caire.
Le retour vers Niamey se fait de nuit et j’admire notre chauffeur qui doit éviter les motos et les véhicules surchargés qui roulent sans éclairage mais aussi des animaux et des piétons surgis de nulle part, tout en veillant à ne pas arriver à vive allure sur les rebonds du macadam alors qu’en face des voitures roulent pleins phares. Ce n’est pas la route ni la région qui me paraissent étranges, mais l’ambiance parisienne et plus précisément la tonalité dominante du débat sur l’islam dans l’intelligentsia parisienne et cette injonction mille fois entendue : « il faut que l’islam se réforme !». Je ne suis pas islamologue et je me méfie des sentiments de sympathie – à qui et à quoi ? – autant que des réactions phobiques qui portent sur un objet généralement méconnu. Qu’entend-t-on par « réforme » ? Il est insensé de réclamer la réforme d’une foi. Le judaïsme, le christianisme et l’islam ne sont pas réformables quant à l’essentiel : l’expression de la foi en un Dieu unique. Il est en revanche possible d’espérer, pour diverses raisons, la réforme d’une religion regardée sous l’angle de sa philosophie, de son idéologie, de ses institutions et des comportements qu’elle encourage. Le catholicisme a été confronté à la Réforme et peut procéder à des réformes dans le cadre de ses institutions. Mais on ne s’adresse pas à « l’islam » comme on s’adresse au pape de Rome parce que la religion musulmane ne relève pas d’une monarchie pontificale. L’islam ne constitue pas non plus un bloc idéologique étranger au monde qui l’entoure. Les philosophes musulmans utilisent les concepts grecs, platoniciens et aristotéliciens. La théologie musulmane est riche de nombreux courants – il y a le littéralisme wahhabite, la mystique soufie, il y a des courants conservateurs et d’autres modernistes – et les sociétés musulmanes sont aussi diverses que les sociétés chrétiennes. Simple voyageur, mais depuis longtemps, j’ai côtoyé l’islam balkanique – et l’islam turc avant Erdogan – l’islam marocain, l’islam russe au Tatarstan, l’islam postsoviétique en Asie centrale, l’islam français aussi, j’ai étudié le chiisme ismaélien au Pamir, et je peux témoigner de la diversité des relations sociales, des rapports avec le pouvoir politique, du statut de la femme, des modes vestimentaires, des habitudes alimentaires – l’alcool est un aliment – et des expressions de la religiosité, parfois mêlées de pratiques païennes.
L’islam nigérien est lui aussi d’une remarquable complexité. Les confréries soufies rassemblent la majorité des musulmans du pays. A la Tijaniyya, la plus importante, s’ajoutent la Khalwatiyya, d’origine égyptienne, et la Qadirriya qui prend sa source dans l’Irak médiéval. Aux confréries, sont venus s’ajouter trois mouvements : le mouvement Izala, venu du Nigéria et financé par les Séoudiens, la secte Ahmadiyya d’origine pakistanaise et le mouvement fondamentaliste Tabligh jamaat qui est d’origine indienne deobandi. Les deux premières organisations dénoncent vigoureusement le terrorisme, mais le Tabligh peut être un lieu de passage vers l’action violente comme on l’a vu en France lors de l’attaque de militaires à la Défense et à Levallois-Perret.
Le djihadisme rencontre de solides obstacles religieux au Niger puisque les confréries soufies et deux mouvements fondamentalistes sont résolument hostiles à l’action violente. Le discours sur la conquête de l’Afrique par un islamisme nécessairement violent manque de fondements et risque de faire oublier que l’Afrique est travaillée par les sectes néo-protestantes. Bien entendu, cela ne signifie pas que le djihadisme soit marginal et peu dangereux ! Mais il importe de comprendre qu’il est un produit de la région – y compris Boko Haram. Il n’y a pas au Sahel de conquête islamiste qui surgirait toute armée des pays arabo-musulmans, mais des accès chroniques de fièvre djihadiste qui résultent de la connexion explosive entre un prédicateur fondamentaliste et un groupe de guerriers (2). Nous connaissons la guerre du Mahdi par le film Khartoum. Lancée par Muhammad Ahmad qui s’était proclamé le mahdi – le rédempteur de l’islam – cette insurrection djihadiste déclenchée en août 1881 avait gagné de vastes territoires du Soudan et s’était transformée en véritable guerre, marquée par le siège de Khartoum et par le massacre de la garnison britannique commandée par Gordon Pacha en 1885.
L’Etat mahdiste, qui s’effondra en 1899, ne s’était pas étendu aux territoires de l’Afrique de l’Ouest. Le djihad d’Ousman dan Folio (1754-1817) s’est en revanche déroulé sur des territoires rassemblés plus tard dans le Niger ou dans le Nigeria selon un processus classique. Né en 1754, Ousman est un saint et savant prédicateur qui prêche pacifiquement une partie de sa vie puis demande à ses partisans de s’armer en vue de la guerre sainte qui doit se faire contre les innovations dans la société musulmane, en vue de la soumission des croyants à la Charia. Proclamé commandeur des croyants en 1804 et unifiant par conséquent les pouvoirs politiques et religieux sous son autorité, Ousman dan Folio mène le djihad contre le roi du Gober, conquiert son territoire et les royaumes haoussa qui sont intégrés avec le nord du Cameroun dans le califat de Sokoto, organisé selon les préceptes islamiques – mais le djihad d’Ousman, comme tant d’autres, est affecté dans sa pureté par les conflits géopolitiques (3). Le Califat survivra, affaibli et diminué, jusqu’à la conquête britannique en 1903, prouvant, une fois de plus, que le djihad ne survit pas à son institution.
Paisible ou guerrière, l’empreinte de l’islam ne se conçoit pas hors d’un paysage historique sans cesse travaillé par la logique et la raison politiques. Un voyage au Niger – un « détour » au sens de Georges Balandier (4) – permet de ressaisir des vérités universelles ici incarnées dans des personnes et des institutions. Je n’oublie pas une seconde que la jeunesse dorée de Niamey qui fréquente la dernière boîte de nuit à la mode vit hors de tout un peuple qui s’efforce de survivre dans la capitale et dans les villages que nous avons aperçus. Mais la nation nigérienne est plus forte que d’autres pays voisins pour affronter ses luttes de classes, sa fragilité économique, son désordre urbain… parce que sa société est complexe, donc hautement civilisée. Cette nation peut être détruite, parce que la violence circule, comme toujours, partout. Mais elle dispose d’un système de médiations politiques et religieuses qui lui permettent d’articuler l’ensemble national. La République du Niger, avec ses institutions démocratique, reconnaît les monarchies royales constituées par les sultanats. La Constitution stipule en effet que « l’Etat reconnaît la chefferie traditionnelle comme dépositaire de l’autorité coutumière. A ce titre, elle participe à l’administration du territoire de la République dans les conditions déterminées par la loi ». La Constitution nigérienne stipule également que « l’Etat garantit le libre exercice du culte et l’expression des croyances » ce qui signifie qu’il n’y a pas de religion d’Etat – mais la religion musulmane contribue par ses autorités et confréries au maintien de la paix civile dans la résistance au fanatisme. Ces dispositions permettent d’inscrire les conflits personnels et sociaux dans une dialectique qui associe le pouvoir politique et les autorités traditionnelles, historiques et religieuses.
La traduction nigérienne de l’auctoritas et de la potestas valait d’être méditée à Niamey, à Dosso, à Kiota, trois « détours » qui appellent à un retour, vers Agadès et l’Aïr – qui sait ?
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(1) Voir ma Lettre de Dosso, chronique 144.
(2) Cf. Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad, Fureurs islamistes et défaite de la paix, PUF, 2016 et mon article publié sur ce blog : https://bertrand-renouvin.fr/lislam-la-guerre-et-la-paix/
(3) Cf. Djibo Hamani, L’Islam au Soudan central, Histoire de l’Islam au Niger du VIIème au XIXème siècle, L’Harmattan, 2015.
(4) Georges Balandier, Le détour, pouvoir et modernité, Fayard, 1988.
La démographie nous dit que l’avenir de l’humanité se jouera en Afrique dans un demi-siècle. Il est bon de savoir que ce continent est en de bonnes mains, et que nous n’avons pas trop à nous préoccuper pour lui : l’Afrique (en général) se débrouille très bien toute seule.
Une remarque toutefois : la maturité et la sagesse des institutions d’un pays n’empêchent pas que des aventuriers politiques puissent lui causer de grands dommages. L’exemple de Madagascar, qui fut l’un des pays les plus politiquement avancés dans les années soixante et qui avait démarré son histoire postindépendance sous les meilleurs auspices, doit rester dans nos mémoires : il aura suffi d’un Ratsiraka pour détruire en profondeur l’une des cultures les plus remarquables d’Afrique. Cela peut arriver dans tous les continents, même en Europe où nous n’avons guère de leçon à donner de ce point de vue. Ce qui prouve que chacun doit rester vigilants.