Gaël Brustier (GB) vient de publier dans Royaliste un article intitulé « Les animaux feront-ils leur entrée au Parlement Européen ? », qui traite du parti animaliste français, lequel avait déjà obtenu près d’un demi-million de voix lors des dernières élections.
Du fait de sa richesse, l’article présente des idées encore peu ou pas assez analysées, dont les voies qu’elles découvrent, parfois convergentes, parfois contradictoires, ont potentiellement des implications majeures sur notre société. Comme le dit l’auteur, « un demi-million de suffrages, ce n’est pas tout à fait rien et doit d’abord à un fait politique (GB)». Cela vaut donc la peine d’y réfléchir sérieusement.
Passons tout de suite sur l’aspect surréaliste de ce groupe qui se présente comme un parti politique qui n’a rien de politique, puisque sa seule motivation touche le bien-être animal : il s’agit évidemment d’un lobby défendant une seule cause, celle de l’animal, et principalement l’animal de compagnie : « un beagle au doux et touchant regard fit beaucoup pour attirer des votes indécis et enclins à céder à l’émotion du moment (GB) ». Pour pousser la comparaison, il ne viendrait à personne de voter pour un éventuel parti de la betterave sucrière, dont le programme devrait être aussi étroit que celui du parti animaliste, mais qui ne rend personne « enclin à céder à l’émotion du moment ». On peut s’interroger sur l’évolution de la politique qui rend possible de telles dérives, sur le désenchantement d’électeurs qui ne croient plus un mot de ce que leur disent les partis et préfèrent voter inutile. Mais ce n’est pas l’intrusion de cet « OPNI » (Objet Politique Non Identifié) dans une campagne électorale qui pose problème : c’est l’idéologie qui le sous-tend.
La cause animale telle que Gaël Brustier nous la présente couvre plusieurs domaines : les relations entre l’homme et l’animal, le rôle des animaux dans notre société, l’écologie et ses relations avec l’animal-individu, et enfin les dérives où nous mène cette « cause animale ».
La relation homme-animal.
Il est certain que de nombreux liens affectifs existent entre l’homme et l’animal, qui dépassent de loin le simple utilitarisme. Mais d’abord posons-nous la question : de quel animal parle-t-on ? Dans la réalité des faits, cela ne touche guère que les vertébrés supérieurs, oiseaux et mammifères, qui sont les seuls naturellement capables d’empathie et de sentiments de réciprocité. Ils possèdent cette qualité en commun avec les humains car ce sont les seuls, dans le règne animal, qui établissent à leur naissance et durant les premiers moments de leur vie – comme l’homme – des contacts étroits, affectifs et tactiles, avec leurs parents, sans lesquels leur développement neurologique ne pourrait aboutir. Boris Cyrulnik l’écrit dans un livre récent[1] : « Le développement du cerveau et de l’âme est tutorisé par trois niches écologiques : le ventre de sa mère, le foyer parental et l’entourage verbal. Nous partageons avec les animaux les deux premières niches sensorielles, même si chaque espèce vit dans un monde qui lui est propre (BC)».
C’est sans doute ce point commun, que nous partageons avec les oiseaux et surtout avec les mammifères, qui nous permet d’être familier avec eux, de les comprendre. Et pas seulement nous les humains, d’ailleurs. Les relations inter-espèces sont documentées et nombreuses. Tout le monde connaît les relations entre chevaux et petits ruminants (chèvres en particulier) que leur maître faisait loger ensemble dans l’écurie, pour se tenir compagnie, et qui établissaient des vraies interactions. Mais entre l’homme et l’animal elles sont innombrables, riches et indispensables à notre santé mentale. Les cas de soins aux jeunes autistes, par exemple, par la présence d’animaux, en sont l’un des exemples les plus magnifiques. Nous avons tous eu un jour ou l’autre des liens affectifs (réciproques) avec des animaux de compagnie ou des animaux domestiques. Au point de se comprendre : un chien sait parfaitement ce qu’on lui demande, et sait nous montrer ses besoins et ses désirs, par des échanges empathiques muets. Ces contacts entre individus, animaux comme humains, nous sont aussi nécessaires que ceux que l’on peut avoir avec nos semblables, car le contact physique reste nécessaire. Le confinement imposé lors de l’épidémie de COVID l’avait bien mis en évidence par les difficultés que nous avons eu à maintenir un éloignement physique, une « distanciation sociale » supérieure à la distance normale entre personnes, et plus encore à éviter le contact physique vrai : se serrer la main, se taper sur l’épaule, s’embrasser. Le nombre extraordinaire d’animaux de compagnie que nous hébergeons est aussi un indice de ce besoin de contacts, animaux cette fois-ci, pour communiquer avec ce qui est la plus proche représentation de la nature à portée de main.
Sans en faire une époque idéalisée, les relations entre les humains et les animaux avant la révolution industrielle étaient différentes, plus diversifiées, fondées sur des services rendus et des échanges : vivre, couvert et protection étaient fournis à l’animal qui nous donnait en contrepartie ses capacités de transport, chasse, charges, travail, éloignement des prédateurs, interactions avec l’environnement, etc. Les animaux avaient un rôle à jouer qui n’était pas seulement de nous nourrir (même si cela comptait, évidemment). Et les « animaux de compagnie » avec leur capacités bien particulières de contacts avec les hommes, jouaient leur partition dans ces échanges, en remplissant leur part du contrat : pour le chien, la chasse, la garde, le contrôle des troupeaux ; pour le chat, l’élimination des vermines. Pour les deux, probablement, et dans une certaine mesure, le « baby-sitting », le contact avec les petits enfants. C’était l’époque où Rudyard Kipling pouvait écrire les « Histoires comme ça », et Marcel Aymé les « Contes du chat perché ». Seulement ces relations multiformes et complexes avec la nature se sont peu à peu perdues, puisque nous nous en sommes séparés. Les animaux de compagnie sont maintenant les derniers avec qui nous pouvons assouvir ce besoin essentiel de relations individuelles avec d’autres êtres vivants que les humains.
Les animaux dans notre société.
Car disons-le tout net : les animaux ont été exclus de notre univers, géographique et mental. Bien sûr ils sont présents sur la planète : le nombre de « mascottes » a augmenté de façon prodigieuse, et Wikipédia nous apprend qu’il y aurait autour de 8 millions de chiens et 15 millions de chats en France ! Par ailleurs nous savons que la biomasse des mammifères dans le monde est composée à 95 ou 98 % des humains et de leur bétail. C’est là le grand paradoxe : il n’y a jamais eu autant d’animaux domestiques dans le monde, et ils n’ont jamais été aussi absents de notre vie. Ils ont disparu de la vue et sont parqués dans des usines d’élevage, dans des conditions souvent atroces. Le fait que ces animaux domestiques ne soient plus utilisés que comme source alimentaire en est la cause, jointe à l’application de procédés industriels à l’élevage. Leurs fonctions de service, motrices et écologiques, ont disparu. Cela ne veut pas dire qu’il faille éradiquer l’élevage, et même l’élevage industriel, pour des fins alimentaires. Avec une consommation en protéines animales (tout compris : poisson, bétail, volaille) d’environ 100 g par jour et par habitant, 8 milliards d’humains requièrent une production de près de 300 millions de tonnes par an : on voit les défis que cela pose dans tous les domaines, et que l’on s’éloigne de la capacité de la planète à fournir « biologiquement » de telles quantités : la pêche, l’agriculture, l’aquaculture et l’élevage « industriels » deviennent indispensables. Mais cela n’implique en rien la maltraitance : on ne doit pas oublier qu’il s’agit d’animaux, d’êtres sensibles, qui perçoivent non seulement la douleur physique, mais la douleur psychologique.
Seulement la finance est passée par là, elle qui ne s’intéresse en aucune manière au bien-être, ni des hommes ni des animaux ; et elle a poussé l’industrialisation de l’élevage à un niveau tel qu’il devient impossible de voir ce qui se passe dans une « usine à viande » sans en avoir la nausée. Obéissant aux injonction des actionnaires, les éleveurs ont retiré l’immense majorité des animaux domestiques du milieu, pour les élever en confinement dans le seul but de leur faire produire toujours plus de viande, en faisant totalement l’impasse sur leurs autres services. C’est alors devenu l’activité la plus polluante de la planète, celle qui nie le plus farouchement les liens qui nous unissent au monde vivant, et celle qui, en perdant tout sens de l’éthique au profit de la seule rentabilité financière, déshonore l’humanité par la maltraitance qu’elle fait subir sciemment aux animaux d’élevage, quels qu’ils soient (mammifères, oiseaux, poissons). Alors, nous « compensons » notre indifférence au martyre du poulet que nous mangeons sans (vouloir) penser à ses conditions d’élevage, par une affection peut-être excessive envers nos chiens et nos chats.
Quant à ces animaux mascottes, ces « ‘nouveaux animaux de compagnie’ qui ont fait leur apparition depuis quelques décennies (GB)», on peut se demander pour beaucoup d’entre eux si ce sont encore des animaux, tant ils sont transformés et anthropisés pour le confort de leurs propriétaires. Pour un chien de berger ou de garde accomplissant son métier, combien de chiens dépossédés de leurs modes de vie et contraints de remplir exclusivement des fonctions affectives vis-à-vis de leur maître, lequel peut parfois dépenser des sommes considérables (la finance est aussi passée par là), pour ce qu’il croit être le bien-être de son animal de compagnie ? L’évolution des races de chiens en particulier est très instructive : les éleveurs ont créé des races où les individus adultes sont petits, ont des têtes aplaties et des yeux disproportionnés par rapport à leur corps ; ils sont pratiquement incapables de survivre seuls. Bref, ce sont des imitations passables de nouveaux-nés humains, dont ils possèdent les proportions et la taille. Les chats ont en grande partie échappé à ces transformations, car ils avaient déjà la bonne taille, les yeux immenses, le museau réduit qui les rendent si attachants. Cette adaptation du chien n’est pas fortuite, elle est recherchée, car en lui donnant des proportions infantiles elle nous envoie tous les signaux qui déclenchent chez nous (chez l’homme comme chez les mammifères) un comportement de protection et d’affection qui sert normalement à faciliter la croissance et la survie des juvéniles[2].
On touche ici du doigt l’une des explications de l’attachement « animaliste ». Gaël Brustier le signale : « Notre société découvre les richesses et subtilités de l’animal, éprouve pour une part un intérêt croissant pour les animaux alors que l’on constate une fragilisation spectaculaire des capacités d’empathie pour les autres humains de nombre de nos concitoyens (GB)». Il faut faire ici un petit rappel « évolutionniste » sur l’apparition de fonctions éthologiques particulières. Le monde vivant (mais je ne parlerai que des animaux, qui sont au cœur de cette analyse) a pour unique projet de se reproduire et transmettre une mémoire génétique spécifique de génération en génération. Dans ce but la reproduction sexuée est apparue, très efficace d’un point de vue évolutif, mais qui exige que les deux sexes se rencontrent pour fusionner leurs gamètes. Une fois ceci accompli, pour les vertébrés supérieurs, le plus dur reste à faire : porter le fœtus (ou tenir au chaud l’œuf dans le nid) puis élever les petits. Or ces activités sont à la fois consommatrices d’énergie « gratuite » (sans avantage pour l’adulte) et à risques : le petit n’est pas armé pour se défendre seul, et handicape l’adulte qui doit risquer sa vie pour défendre celle de son rejeton. Il a fallu alors que l’évolution, en inventant la viviparité (ou les soins aux œufs chez les oiseaux), puis l’élevage des petits, invente aussi la récompense qui permette aux parents de trouver que le jeu en vaille la chandelle. Le « désir d’enfant » et l’amour parental sont profondément ancrés dans notre comportement inné. Ils ont été sélectionnés par l’évolution pour « obliger » l’adulte à dépenser de son énergie, voire à risquer sa vie, au profit de ses rejetons. C’est un des comportements les plus puissants chez les vertébrés supérieurs, au point qu’il peut même passer d’une espèce à l’autre. Les cas de jeunes animaux élevés ou choyés par des « parents » d’une autre espèce sont nombreux, à commencer par Mowgli, le plus célèbre des enfants-loups. D’autres espèces en profitent, comme le coucou, curieusement dépourvu de ces comportements et qui profite de leur présence chez les autres espèces pour pondre son œuf dans leurs nids, à charge pour elles d’élever son poussin.
Or nos sociétés deviennent peu à peu des sociétés « sans enfants ». Il n’est pas question ici de juger ce fait, ni d’en analyser les raisons, mais de le noter : nous sommes passés en gros de familles de six enfants à des familles de moins de deux. La présence d’animaux de compagnie, surtout des espèces et des races qui singent l’anatomie des bébés, représente un succédané de rejeton, qui permet d’assouvir le besoin de contacts, de parentalité et de « câlins » envers un petit. Voilà qui pose incidemment un paradoxe chez nombre de propriétaires de tels animaux, puisqu’ils appliquent un comportement de protection infantile humaine sur des animaux adultes, ce qui ne peut manquer de les perturber profondément, alors que le maître pense pourtant les traiter comme ses enfants. Boris Cyrulnik, là aussi, signale le nécessaire équilibre entre contacts excessifs ou absents, chez l’homme comme chez l’animal : d’un côté, « les animaux mettent en lumière l’importance de la séparation qui, en privant le petit d’une altérité nécessaire à son développement, provoque de graves troubles du comportement » ; de l’autre « lorsque l’on stimule trop le circuit de la récompense, on finit par provoquer un écœurement, et même une douleur. (…) Une stimulation qui est toujours la même finit par ne plus stimuler (BC) ».
Animaux et écologie
Revenons à l’écosystème. Nous en avons exclu les animaux sauvages pour plusieurs raisons : du fait tout simplement de leur rareté, puisque nous sommes en train de détruire leur biotope ; les oiseaux, par exemple, disparaissent au rythme de 20 millions par an en Europe (800 millions depuis 1980), et les causes en sont connues, je n’y reviendrai pas. Mais aussi parce que nous sommes tellement « hors environnement » que la vie sauvage, qui nous fascine, nous effraie bien davantage. Les réactions des Parisiens devant des rats visibles dans les rues le montrent bien ; la panique due aux informations sur les punaises de lit en dit moins sur l’hygiène domestique que sur les phobies humaines. Enfin il faut inclure dans la faune sauvage des espèces qui n’ont rien d’attendrissant et qui peuvent se défendre avec vigueur : serpents, araignées, blaireaux, requins, limaces, cafards, vers de terre, frelons, toute la faune n’est pas constituée de gentils mammifères domestiques, loin de là. Mais les autres, nous ne voulons pas les voir. Voilà qui pose deux problèmes : un problème écologique et un problème sociologique.
Gaël Brustier pose la question de l’incompatibilité apparente entre animaliste et écologiste : « L’impasse faite par EELV ouvre un boulevard à un vote spécifique. (…) l’agenda réel des élus écologistes nationaux particulièrement éloigné de la nature incarnée et des réalités de celles-ci peut contribuer à éloigner certains électeurs peu enclins à chérir les polémiques récurrentes des élus EELV (GB)». Il a raison de le noter, le souci de la cause animale n’entre pas dans le programme écologiste. Mais il ne peut en être autrement, et pas à cause de « cafouillage permanent, (ou des) excès de Sandrine Rousseau » : pour des raisons méthodologiques. L’écologie ne considère pas l’individu, mais l’écosystème, qui comme son nom l’indique est un Système formé de l’ensemble des individus, animaux et végétaux, qui le composent. Ce sont donc les interactions des individus au sein de l’écosystème qui importent, pas les individus eux-mêmes. Cela ne veut pas dire qu’il faille ignorer les animaux, au niveau individuel comme collectif nous avons vu que c’est impossible. Mais que ce ne sont pas les individus en tant que tels qui comptent. L’écosystème est aveugle aux motivations de l’individu, et même de l’espèce : ils n’ont aucune « valeur en soi ». Pour lui, une seule loi : soit un animal (une espèce) est adapté à son milieu, et il survit ; soit il (elle) ne l’est pas et il (elle) meurt. C’est l’assemblage des êtres vivants qui compte, en aucun cas l’individu. On ne peut alors reprocher à un écologue, ni à un écologiste conséquent, de ne pas considérer un « parti animaliste » comme un partenaire sérieux, puisque celui-ci, au contraire, sort l’individu de l’écosystème.
Faites un petit test écologique : si vous connaissez un propriétaire de chat, rappelez-lui que son gentil petit animal favori, ronronnant, si tendre et si câlin, est l’un des prédateurs les plus impitoyables de notre pays et tue chaque semaine des dizaines d’oiseaux, lézards, petits rongeurs, batraciens etc., bref, qu’il est coupable d’une hécatombe écologique d’autant plus grave qu’elle est gratuite (le chat ne tue plus pour se nourrir) et s’abat souvent sur des espèces en voie de disparition. Et observez sa réaction (attention, elle peut être violente). Un écologiste se préoccupe non pas de l’individu, si affectueux soit-il, mais des effets des actions de cet individu sur le milieu. Si vous êtes un « animaliste », vous vous préoccupez du bien-être du chat, même s’il tue la nature. Si vous êtes un écologiste conséquent, vous vous préoccupez du bien-être de la nature, et vous tuerez le chat !
Cette différence d’appréciation est très visible dans les « communications » des ONG de protection de l’environnement : ce n’est pas par hasard si le WWF est représenté par un panda, si « Sea Shepherd » met le dauphin sur sa bannière, etc. Ce sont des animaux « qui nous parlent ». Pourtant ce ne sont pas les plus importants dans un écosystème, et de loin : la disparition des pandas, des koalas ou d’autres animaux emblématiques similaires n’affectera probablement en rien le fonctionnement de l’écosystème où ils vivent. Mais qui – en dehors du spécialiste – pourrait se passionner pour un charançon, un copépode, un ver, bref pour tous ces animaux qui composent l’essentiel de la biodiversité ? Si l’écologie veut attirer les électeurs en leur présentant un animal qui les rendent « enclins à céder à l’émotion du moment », elle se trompe – et elle trompe l’électeur. Et si, à l’inverse, le parti animaliste prétend se rapprocher de la nature par le biais de relations affectives avec les animaux, il se trompe gravement lui aussi. Nous pouvons faire le parallèle entre deux activités pourtant jugées opposées : la propriété d’un animal de compagnie et la chasse. Toutes deux, dont l’origine vient d’un comportement naturel profondément ancré chez l’espèce humaine, sont parfaitement acceptables et utiles à l’homme et au milieu quand elles restent à un niveau équilibré. Mais leur application excessive, égoïste et hors de toute compréhension globale du monde animal n’a plus rien d’écologique. Ce qui pose alors le problème plus vaste -et plus inquiétant – des dérives de ces comportements dans notre société.
L’humanisation des animaux et l’antispécisme
L’animal de compagnie, ou plus précisément le seul animal disponible à homme moderne, à « l’homme des villes », est donc humanisé, éloigné de plus en plus de son mode de vie naturel, pour entrer dans un moule humain. Ce n’est pas en soi un problème majeur, même si l’on peut s’inquiéter de son bien-être à se voir dépossédé de ses caractéristiques spécifiques. Mais cette humanisation va plus loin. On y trouve deux origines très différentes. La première, c’est l’horreur devant les conditions effroyables auxquelles sont soumis les animaux d’élevage. Les révélations vidéo de l’association L214 « Ethique et animaux » ne peuvent laisser indifférent, et sont une honte pour notre humanité. On ne peut que se révolter devant les souffrances infligées dans l’indifférence la plus complète, dans un seul but de rentabilité financière (probablement fausse, d’ailleurs), ou plutôt de chosification du monde vivant. La deuxième, contraire exact de la première, c’est cette affection excessive que l’on éprouve pour l’animal de compagnie. Excès de mépris d’un côté, excès d’amour de l’autre : nous l’avons vu avec Boris Cyrulnik, les conditions sont réunies pour un cocktail explosif.
Il y a donc un continuum logique entre les postulats suivants :
- Dans un écosystème, l’homme et l’animal (mammifère pour simplifier) sont deux faces d’une même pièce, issus d’une même évolution, et ils sont en grande partie (biologiquement, physiologiquement, éthologiquement…) semblables et nécessaires l’un à l’autre, ce qui fait qu’ils partagent de nombreuses réactions face au monde.
- L’animal est sensible, il est capable de communication et d’empathie. Pour beaucoup, il est « presque un être humain ».
- Comme les animaux sont capables de recevoir et de donner de l’amour à d’autres individus, de leur espèce ou pas, alors :
- Les animaux sont donc considérés comme « sentients », sensibles et capables de compréhension du monde qui les entoure. On peut donner à « sentient » la définition que propose Wikipédia : « qui a la capacité de percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie. Qui possède un degré variable de conscience».
- Dans ces conditions, ils sont sensibles à la souffrance, physique et psychologique, et cette souffrance est aussi inacceptable pour eux que pour l’homme, et doit être réduite au maximum.
- L’homme, qui présente aussi ces caractères, n’est donc pas différent des animaux, donc :
- Le concept d’espèce ne peut être admis, le spécisme est l’équivalent du racisme. Ceci implique que :
- l’homme doit être antispéciste pour éradiquer la souffrance animale. Et en conclusion de ces raisonnements :
- (1) Il faut être végan, pour éliminer tout risque de souffrance des animaux quand on en tue un pour s’approprier son corps tant pour l’alimentation que pour quelque autre exploitation.
- (2) Il faut donner une « valeur en soi » à chaque animal, et par là même octroyer aux animaux les mêmes droits civils, juridiques, sociaux qu’aux hommes, et ne plus juger un individu (sans référence à son espèce, puisqu’elle n’existe pas) que sur ses capacités sentientes.
On voit à quelles absurdités peut mener cette réflexion. On peut aussi en rire, comme nous avons ri du wokisme, de la manipulation hors de toute éthique de la biologie humaine, des recherches sur le transhumanisme. Il n’en reste pas moins vrai qu’elle se développe, et qu’elle est déjà sortie de la marginalité : le véganisme n’est plus une étrangeté exotique, il prend de plus en plus d’importance. Il faut donc bien poser les bases « biologiques » de ces relations entre l’homme et l’animal, pour en éviter les dérives. Boris Cyrulnik en a posé quelques-unes : « Nous (hommes et animaux) vivons ensemble, l’homme n’est pas au-dessus de la nature, il vit dans la nature, parmi d’autres êtres vivants, et quand notre civilisation technique rend malades les animaux, nous souffrons de leur souffrance, et les zoonoses nous font mourir avec eux (…). Aux déterminismes naturels, climatiques, hormonaux et physiologiques que nous partageons avec les animaux, les cultures ont ajouté les déterminismes noétiques, où l’acte de penser repose sur la verbalité et sur l’intelligence abstraite, parfois même au point de se couper de la réalité sensible. (…) Deux pensées extrêmes sont à éviter : l’une qui postule que les animaux n’ont rien à nous apprendre puisque nous sommes des êtres surnaturels, et l’autre qui nous fait croire que ce qui est vrai pour un animal est forcément vrai pour un humain (BC) ».
Enfin, comme conclusion à ces observations, pour montrer les dangers de cette dérive qui commence par le parti animaliste et les gentils animaux de compagnie et finit par le nihilisme le plus absolu, je donnerai une (très longue) autocitation légèrement transformée d’un texte déjà publié dans le blog de Bertrand Renouvin.
« Comme l’idéologie antispéciste est en lutte frontale avec l’élevage industriel et qu’elle en est à ses débuts, elle ne paraît pas encore dangereuse et est souvent même vue avec sympathie, en particulier par les « écologistes urbains », qui n’ont plus la moindre culture environnementale, n’ont jamais touché de poule vivante, ne sauraient pas reconnaître un mouton d’une chèvre, et ignorent tout des interactions nécessaires au fonctionnement de l’écosystème. Le grand point de départ de l’idéologie antispéciste est de faire cesser la souffrance animale. Elle signale aussi avec raison l’aspect polluant de cette activité d’élevage et tous les scandales qui viennent d’être listés. Mais elle va plus loin, et si l’on évalue sa position uniquement en termes d’environnement, elle présente le grave défaut de ne considérer que la souffrance animale, faisant de celle-ci le seul critère « écologique » dirigeant ses actions.
Or cette souffrance n’est pas propre à l’élevage domestique. La vie ne fonctionne qu’en donnant la mort qui est intrinsèque au fonctionnement même de l’écosystème. Le mécanisme que l’on appelle (avec raison) la souffrance chez les animaux supérieurs est apparu dans le règne animal comme un instrument de protection : dès que les espèces ont développé des capacités neurologiques, elles sont devenues capables de fuir les dangers et de protéger leurs vies. Pour les plus développées, d’ailleurs, cette souffrance physique est aussi devenue psychologique, et la détresse d’une mère devant la mort de son petit, qu’il s’agisse d’une chienne, une guenon, une antilope, nous est directement compréhensible. Si l’on considère qu’il y a souffrance quand il y a comportement de fuite, d’échappement, de peur, de détresse, de stress en général, alors tout l’écosystème, humains compris, y est assujetti.
Mais comme les antispécistes ne s’intéressent pas à l’écosystème, ils ont fait de cette souffrance le seul critère d’évaluation ; alors la seule solution qu’ils peuvent proposer pour au moins faire cesser celle que nous infligeons aux animaux, est de sortir l’homme de l’écosystème. Le refus d’utiliser tout ce qui est d’origine animale, pour quelque usage que ce soit, vient de cette césure imposée. N’importe quel écologue ferait d’ailleurs remarquer qu’il n’y a pas de solution de continuité entre animaux et végétaux, et si l’on poursuit dans cette vision, si l’on ne doit pas utiliser ce qui a coûté de la souffrance animale, alors les produits végétaux aussi doivent être refusés : combien d’animaux tués par les pesticides dans un champ de soja ? Combien de doryphores exterminés pour pouvoir produire des pommes de terre ? Combien d’oiseaux, de petits rongeurs, d’insectes, tués ou souffrants, dans un arbre abattu, qui vivaient dans ses branches, son écorce, ses racines ?
On arrive évidemment à une impasse : l’homme étant un animal, il a besoin, comme tous les animaux, de se nourrir, d’agir, d’interagir avec le milieu. On sait que TOUTES les activités humaines sont fondées sur ce que produit le milieu naturel, qu’elles nécessitent entre 30 et 90 % de produits issus de la nature, suivant le type d’activité. Et toutes, directement ou indirectement, exploitent la biosphère. Alors, la seule solution, en dehors d’éliminer l’espèce humaine, est d’extraire complètement l’homme de son environnement, on devrait même dire de la planète elle-même, et de le faire vivre de façon artificielle, industrielle, hors-sol (mais avec quelle énergie ? quelles matières premières ? quelle pollution ? On n’en sort pas). Il n’y a pas d’alternative : ce refus absolu de « nuire » aux animaux mène inéluctablement à se retirer de l’écosystème, et à prétendre vivre sans lui.
Et finalement cela aboutit à une négation de l’humanité elle-même, qui doit se reconstruire de façon entièrement artificielle : le transhumanisme est la conclusion inéluctable de cette séparation d’avec l’écosystème. Mais pour se limiter à l’écologie, on voit donc bien que ce refus de la souffrance animale, parfaitement louable en soi s’il s’agit de faire agir l’humanité avec éthique, aboutit ici aussi à nier l’écosystème. On le veut « naturel », en oubliant que si l’on enlève l’humanité de l’écosystème, on le détruit, et l’on aboutira immanquablement aux mêmes effets de balancier que ceux produits par le système économique actuel. Car si l’on peut (peut-être) tourner le dos au milieu, lui n’a pas ces prohibitions, et un coronavirus s’attaquera à tous les humains, quelles que soient leurs philosophies ».
François GERLOTTO
[1] Quarante voleurs en carence affective, Odile Jacob, 2023
[2] Voir par exemple Konrad Lorenz : « Essai sur le comportement animal et humain »
Il n’y a à mon avis rien à ajouter à cet excellent article. Tout y est dit clairement et solidement argumenté.
Je me répète mais encore une fois, il est vraiment regrettable que les différentes analyses qu’elles émanent de Bertrand Renouvin ou d' »invités » ne puissent être diffusées sur les « grands médias ».
Pour ce qui concerne les votes en faveur du Parti animaliste français, il parait évident que si bien-sûr certains émanent de défenseurs des animaux avant tout, la plupart sont des dégoûtés du Système (on les comprend!) qui trouvent là une échappatoire (on avait vu ça un temps avec le vote pour Arlette Laguiller pourtant là en faveur d’une candidate honnête et désintéressée certes contrairement à Marine Le Pen mais à l’idéologie marquée).