Alors que le déclinisme et le catastrophisme écologisant font plus que jamais recette, la lecture de Bernard Bourdin (1) nous aide à mieux connaître les ressources dont nous disposons pour surmonter les multiples crises, nationales et internationales, auxquelles nous sommes confrontés.
Il est vrai que l’invasion russe de l’Ukraine renvoie à un avenir lointain la réunion de tous les États du continent, mais rien n’interdit la réflexion sur les voies d’une reconstruction pacifique de l’Europe (2). Comme le pire n’est pas certain dans tous les domaines à la fois, nous constatons que nous sommes en train d’échapper au couple pervers formé par la mondialisation néolibérale et les pulsions identitaires. En cours depuis dix ans, la démondialisation s’accélère et les divers mouvements identitaires connaissent des échecs – l’islamisme radical aussi bien que l’extrémisme zemmourien – ou se coulent lentement dans le moule libéral-conservateur. Face aux violences de l’époque et aux religiosités délirantes, il existe cependant une forte tendance au retour au bon vieux temps. La nostalgie des Trente Glorieuses bat son plein et, plus profondément, beaucoup rêvent à un retour aux “vraies valeurs” de notre vieille civilisation, selon notre belle et classique conception de l’universel. C’est là un rêve, que dément l’histoire de la civilisation européenne.
L’universel n’est pas un catalogue de belles choses et de bonnes pensées. C’est le mouvement de l’esprit qui, le mot le dit, consiste à aller vers l’un ou vers l’unité, ce qui n’est pas la même chose (3). Or la visée de l’universel n’a cessé de se dégrader en universalisme, selon les particularités de l’esprit européen censées valoir pour le monde entier. Bernard Bourdin explique que l’Europe occidentale a enfanté des universalismes aussi partiels que problématiques. On oublie d’ordinaire le schisme de 1054 entre l’Orient et l’Occident chrétiens et l’on fait semblant d’ignorer la diversité des conceptions théologiques et philosophiques au Moyen Age, à la Renaissance, au siècle des Lumières (4)…
La diversité des langues engendre par ailleurs des difficultés dans la compréhension mutuelle au sein d’une même civilisation. Les mots n’ont pas le même sens en Grèce, à Rome et dans les langues de l’Europe moderne. Le kosmos évoque la terre et le ciel étoilé, l’universel se dit katholou – selon le tout – alors que le mundus désigne les territoires romanisés. La déclinaison des verbes exprime une relation au temps qui n’est pas la même en français et en russe. Il faut donc accepter que l’universel se dise diversement, selon le génie propre à chaque langue. On peut certes imaginer un nouvel espéranto. Il échouerait aussi complètement que le premier : dans la plupart des nations constituées, les peuples n’imaginent pas d’apprendre une autre langue que celle parlée depuis des siècles dans leur patrie parce qu’ils ne veulent pas perdre leur relation au monde, au temps et aux autres. Mais comme les autres expriment à leur propre manière cette relation, le génie de la langue ne peut méconnaître ses propres limites.
Il faut donc penser le monde commun selon l’unité et la diversité – comme une “uni-diversité” nous dit Bernard Bourdin. Cela signifie qu’il n’y aura jamais de civilisation homogène et qu’aucune civilisation ne peut se présenter comme une essence intemporelle. Toute civilisation est le produit d’une histoire, lourde de conflits plus ou moins surmontés, qui finit toujours par rencontrer les autres civilisations historiques, par la conquête, dans la guerre comme dans le commerce des biens et des idées.
Après la chute de l’Union soviétique, les élites occidentales ont cru que le monde allait s’unifier dans les libres échanges sur le marché mondialisé. C’était vouloir renverser la hiérarchie des fins déjà fixée par les Grecs : le travail ne réunit pas les hommes car il vise des productions et des consommations périssables ; l’œuvre est supérieure au travail parce qu’elle est durable mais elle reste une entreprise solitaire ; seule l’activité politique peut réunir les hommes. La deuxième mondialisation, qui glorifiait le principe néolibéral de concurrence systématique, ne pouvait donner plus qu’une guerre de tous contre tous, masquée en “compétitivité”, et génératrice d’insupportables inégalités. Il faut donc repenser le monde commun selon un projet politique, ce qui suppose une claire appréhension des dialectiques à l’œuvre dans les nations et entre les nations.
La raison politique doit articuler la dialectique de l’universel et du particulier. La deuxième mondialisation avait tenté d’imposer un faux universel marchand qui subvertit encore les particularités socio-culturelles en cherchant à privatiser le domaine public par introduction des critères de concurrence et de rentabilité. Le nationalisme identitaire avait été et demeure la réplique logique mais négative à cette dislocation généralisée. Cette réplique est négative car le particulier prend sens selon une visée universelle que le nationalisme prétend disqualifier. Mais la réaction identitaire ne peut pas être récusée selon les prétendues “valeurs” d’un faux universel. L’universalisme réduit au marché mondialisé n’a rien à unir puisqu’il détruit les particularités d’autant plus systématiquement que les milieux affairistes laissent le champ libre à toutes les techniques dont ils peuvent tirer profit. Dès lors, la technique qui est présentée comme une libération – le plaisir de communiquer dans une société de la connaissance par l’échange et le partage généralisés des informations grâce à Internet – engendre des addictions de masse. La réarticulation de l’universel et du particulier implique la formation d’une communauté inter-nationale que nous avons vu s’instituer après la Seconde Guerre mondiale dans l’Organisation bien nommée des Nations unies, selon les principes universels de paix, de justice sociale et de liberté. Les échecs du Conseil de sécurité, les abandons – celui de la Charte de La Havane – et les reculs en matière de protection du travail incitent à reprendre et à prolonger l’œuvre entreprise sans chercher à détruire les particularités nationales par le “dépassement” des Etats nationaux, l’uniformisation technique et l’effacement de toutes les résistances au libre-échange généralisé.
La dialectique de l’universel et du particulier doit être pensée en même temps que la dialectique du singulier et du pluriel, encore plus importante car elle concerne le dialogue des civilisations. Bernard Bourdin explique que le particulier donne à penser une culture nationale homogène, engendrée par une histoire non moins homogène. C’est ce qui inspire les aimables bavardages sur “l’âme des peuples” mais aussi les clôtures identitaires sur des schémas réducteurs de l’histoire et des sociétés. Or les nations européennes se singularisent par de très nombreux courants, complexes et souvent contradictoires, dans tous les domaines de l’activité. Il importe de reconnaître cette pluralité, pour mieux nous comprendre et pour enrichir la singularité européenne. C’est en cultivant cette singularité que l’on peut réactiver la civilisation européenne sans l’opposer aux autres civilisations. Bernard Bourdin précise que “Si le politique a besoin d’espace particulier pour faire exister des nations (qui par définition ne peuvent pas être universelles), il a aussi besoin d’un ancrage culturel, singulier et pluriel, confronté à d’autres espaces politiques reposant sur d’autres singularités culturelles. En d’autres termes, le singulier et le pluriel transcendent l’universel et le particulier”.
Cette réflexion éclaire un débat immense et crucial, qui se tient pour le moment dans les séminaires et colloques universitaires ou dans quelques sociétés de pensée, loin des projecteurs médiatiques. Débat immense puisqu’il conduit à envisager toutes les grandes civilisations, dans un effort qui ne sera jamais achevé. Débat crucial puisqu’il permet de maintenir et de renforcer des relations culturelles entre des nations qui se font la guerre en Europe (la Russie et l’Ukraine directement, les Etats ouest-européens et la Russie indirectement) et entre des empires qui sont en rivalité économique et géostratégique : les Etats-Unis et la Chine. Sur notre continent, la particularité russe offre assez de traits pluriels (religieux, littéraires, idéologiques) pour que l’Europe occidentale puisse maintenir le dialogue avec un pays qui est profondément marqué par le christianisme, par la philosophie et l’architecture occidentales et, désormais, par le mode de vie américain. Il est bon de rappeler que les professeurs, les étudiants et les lycéens français n’ont cessé d’enseigner ou d’étudier la philosophie allemande tout au long du conflit politico-militaire entre la France et l’Allemagne : Kant après 1870 comme pendant l’entre-deux-guerres et après ; Hegel avant et surtout après la Deuxième Guerre mondiale ; Heidegger après 1945… Toute pluralité implique des ouvertures permanentes sur le monde et d’infinis jeux d’influences qui permettent de faire vivre le dialogue des civilisations.
Les guerres et les violences techno-capitalistes relèguent dans les souterrains des sociétés post-modernes les acteurs du dialogue des civilisations. A lire Bernard Bourdin, la mondialisation néolibérale continuera de produire ses effets désastreux tant que deux révolutions ne seront pas accomplies.
La première consiste à inverser l’ordre des priorités : d’abord la Culture qui donne le sens de l’action collective, ensuite le Politique qui met en œuvre les principes communs, enfin l’Economie mise au service de la collectivité politique.
La seconde procède d’un messianisme chrétien qui pourrait prévaloir sur la volonté de puissance étatique selon les vertus théologales. Une Ekklesia fidèle au récit fondateur de la Pentecôte pourrait se présenter comme modèle de décoïncidence en montrant qu’elle n’est pas de ce monde par la Foi et l’Espérance, et qu’elle est de ce monde dans la Charité. C’est appeler à une révolution dans l’Eglise – mais pas contre l’Eglise puisque son rôle médiateur, dans l’ordre spirituel, n’est pas contesté. Dès lors, un dialogue pourrait s’engager entre la politeia ecclésiale et la politeia étatique sans que les institutions politiques aient à craindre une emprise religieuse puisque le Politique est d’emblée reconnu dans son autonomie, acquise de haute lutte contre l’Eglise.
Bernard Bourdin n’ignore pas le caractère “utopique” de cette révolution spirituelle mais ce ne serait pas la première fois qu’une utopie transformerait le cours des choses. Il ne m’appartient pas de porter un jugement politique sur le messianisme chrétien puisqu’il procède d’un acte de foi, mais il me semble qu’une République laïque telle que la nôtre devrait prendre en considération la réflexion de Bernard Bourdin sur les cheminements du christianisme depuis l’origine et sur ses virtualités. Dès à présent, un citoyen-chrétien peut, en raison de sa culture propre, nous permettre de distinguer le religieux des différentes expressions de la religiosité. Il peut, par exemple, nous mettre en garde contre un prophétisme qui récuse la responsabilité politique au nom d’un catastrophisme radical. Il peut aussi nous aider à disqualifier les opérations magiques qui visent à réenchanter notre monde à jamais désenchanté et qui viennent seulement combler les angoisses de citoyens abandonnés par ceux qui font semblant d’incarner l’autorité politique.
Sans attendre que se réaffirme dans le monde un messianique chrétien et même si l’on reste dubitatif devant une telle perspective, il faut souhaiter que le livre de Bernard Bourdin soit considéré dans son utilité immédiate quant au dialogue des cultures et des civilisations. Le trop faible soutien public à la recherche savante et aux échanges culturels doit se transformer en une politique associant les chercheurs, les diplomates et les artistes des divers cercles civilisationnels dans une communauté capable de transcender le jeu des puissances.
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1/ Cf. les deux articles que j’ai consacrés au livre de Bernard Bourdin : Le chrétien peut-il aussi être citoyen ?
2/ Cf. sur ce blog : “Dialectiques européennes” : https://www.bertrand-renouvin.fr/dialectiques-europeennes/
3/ L’Un implique une impossible coïncidence alors que l’unité suppose la réunion d’éléments divers.
4/ Cf. Bernard Bourdin, Le christianisme et la question du théologico-politique, éditions du Cerf, 2016, et ma présentation de l’ouvrage : https://www.bertrand-renouvin.fr/religion-mediation-et-modernite-selon-bernard-bourdin/
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