Maurice Godelier et le cercle de craie occidental (2) – Chronique 188

Juil 30, 2023 | Chemins et distances

 

Le dialogue des civilisations s’inscrit dans la dialectique de l’universel et du particulier (1). Ainsi, nous avons à reconnaître, sous l’invocation d’un Occident qui assimile l’ouest européen et les Etats-Unis, la singularité américaine qui s’est inventée dans le prolongement et le rejet de la vieille Europe, et qui a été inspirée par diverses expressions du christianisme et par les premiers philosophes du libéralisme.

La mythologie occidentaliste, que Maurice Godelier ne distingue pas assez de la dynamique européenne (2), glorifie la démocratie en Amérique, la liberté individuelle, la libre entreprise et le libre commerce sans se soucier des éléments constitutifs de l’idéologie américaine. Il est pourtant utile de se souvenir du célèbre sermon de John Winthrop déclarant aux puritains en route pour l’Amérique (1630) qu’ils seront comme “une cité sur la colline” attirant les regards de tous les peuples. Ce qui signifiait que les colons formaient un peuple élu, appelé à fonder une cité modèle selon le pacte passé avec Dieu. Et c’est l’idée d’une “destinée manifeste” qui viendra justifier à partir de 1845 la colonisation du continent “confié par la Providence pour le libre développement de notre croissante multitude” et qui, plus tard, inspirera les croisades par lesquelles les Etats-Unis prétendent régenter le monde, pour son bien.

Il n’est pas non plus inutile de se souvenir que la liberté proclamée par les colons se concrétisa par l’appropriation violente des terres des indigènes. La colonisation menée par ces vertueux croyants fut génocidaire et accomplie par le recours massif aux esclaves importés d’Afrique (3). On se souvient que les guerres et les opérations spéciales menées pour la défense du Monde libre pendant la Guerre froide ne se firent pas dans le respect de la démocratie et que la “guerre morale” célébrée à plusieurs reprises après l’effondrement de l’Union soviétique fut menée sur divers théâtres d’opération dans le parfait mépris des principes moraux.

Il ne s’agit pas de stimuler l’antiaméricanisme (4) mais de pointer les spécificités de la volonté de puissance étatsunienne, dans son inspiration messianique et dans sa prétention à l’hégémonie, qui conduisent à une conception radicale de la guerre, conçue dans la perspective de l’éradication du Mal.

Prendre acte de cette idéologie permet d’éviter toute imitation des discours et des méthodes en usage outre-Atlantique, sans pour autant sombrer dans le simplisme. La politique économique des Etats-Unis ne se réduit pas au capitalisme libéral comme en témoigne la période qui va du New Deal à la Great Society lancée par Lyndon B. Johnson en 1965. La politique étrangère américaine recèle quant à elle des tensions majeures entre l’isolationnisme et l’impérialisme, entre le réalisme que défend John Mearsheimer et l’hégémonisme libéral qu’il dénonce (5). C’est la connaissance précise de ces débats internes qui peut permettre des échanges culturels et diplomatiques approfondis, à l’opposé des complaisances aveugles et d’un alignement du dominé sur le dominant.

 

L’occidentalisme ne se contente pas d’évacuer la spécificité de la civilisation américaine. Il tend à résorber la civilisation européenne, en la considérant comme la part vénérable d’une belle totalité démocratique, libérale en économie et parée des “valeurs” judéo-chrétiennes. Il est facile de montrer que l’économie chabbatique et les principes du christianisme contredisent les normes du capitalisme financiarisé (6). Sans évoquer ici les principales caractéristiques de l’esprit européen (7) dans son histoire et dans ses modes d’expression, il paraît possible de pointer cinq ordres de réalités permanentes, qui transcendent les courants intellectuels et les vicissitudes historiques :

L’invention de l’Etat et sa permanence dans l’histoire moderne ;

La formation de nations, confrontées à leurs propres pulsions impériales ou aux visées impérialistes des Etats voisins ;

Une philosophie des relations internationales gouvernées par le principe de l’équilibre des forces, qui proscrit toute politique hégémonique en Europe et la soumission de l’Europe à une puissance extérieure.

Une conception clausewitzienne de la guerre, conçue comme une poursuite de la relation politique entre deux États par d’autres moyens.

Un mouvement de sortie de la religion qui pose maintes questions quant à l’identité européenne.

Il est vrai que les principales nations européennes n’ont pas toujours été fidèles à leurs principes. Elles ont poursuivi leurs rivalités par le moyen de l’expansion coloniale – mais cette colonisation violente n’était ni génocidaire, ni consubstantielle à leur mode d’existence… Comme le montre Maurice Godelier, l’occidentalisation, qu’il faut précisément désigner comme une européanisation, s’est accompagnée d’une modernisation brutale, qui n’a cependant pas détruit la civilisation de l’Inde, de la Chine, du Japon…

Toutes les civilisations participent de l’universel, selon leurs propres modalités, et la guerre des civilisations est d’autant moins possible qu’elles sont toutes perméables aux influences extérieures, qui ne sont pas nécessairement liées au jeu étatique des alliances. L’Europe a joué et joue encore un rôle majeur dans la modernisation, pour le meilleur et pour le pire. Le débat reste ouvert (8) et s’il faut récuser le mythe de l’Occident, qui est comme le dit Régis Debray le “nom de plume” de l’Otan (9) et jeter aux orties la thématique du “déclin de l’Occident”, il y a lieu de s’interroger sur le processus d’européanisation.

L’économie de marché relève de la fiction, le libre-échange est un état transitoire, la globalisation financière est d’une extrême fragilité, les modes de vie se démodent mais les rythmes du monde s’inscrivent dans la conception européenne du temps fixée par le calendrier chrétien, la forme étatique-nationale se généralise selon divers types d’institutions et d’organisation du territoire, de même que la forme européenne de la ville. L’impérialisme de la technique et les catastrophes provoquées par le capitalisme libéral exigent une politique commune, précisément inter-nationale puisque ce sont les Etats nationaux qui ont à prendre les décisions susceptibles de sauver, non la planète, mais l’humanité (10). Réduite à l’état de pays supplétif par son oligarchie, la France voit son aventure singulière effacée par le discours occidental alors qu’elle peut trouver dans son histoire l’inspiration qui lui permettra de parler à toute l’Europe et au monde entier, en vue d’une action commune fondée sur les principes universels que la nation française a largement contribué à établir.

***

1/ Cf. Bernard Bourdin, Le chrétien peut-il aussi être citoyen ? Le Cerf, mars 2023, et mes articles sur ce blog.

2/ Maurice Godelier, Quand l’Occident s’empare du monde (XVe-XXIe siècle), Peut-on alors se moderniser sans s’occidentaliser ? CNRS Éditions, juin 2023.

3/ Cf. Osamu Nishitani, L’impérialisme de la liberté, Un autre regard sur l’Amérique, Le Seuil, mai 2022.

4/ Cf. mon article sur l’antiaméricanisme : https://www.bertrand-renouvin.fr/sur-lanti-americanisme/

5/ Cf. l’article de John Mearsheimer dans Le Monde diplomatique d’août 2023. Voir aussi : Henry Kissinger, Diplomatie, Fayard, 2022.

6/ Cf. mon article sur “la subversion ultralibérale des valeurs” : https://www.bertrand-renouvin.fr/la-subversion-ultraliberale-des-valeurs/

7/ Cf. le rapport que j’ai présenté au Conseil Economique et Social en 1992 sur Les relations culturelles entre la France et l’Europe centrale et orientale. Cette esquisse hâtive, sommaire et datée, serait à reprendre.

8/ Cf. ma présentation sur ce blog des ouvrages de Gabriel Martinez-Gros et plus particulièrement : https://www.bertrand-renouvin.fr/les-empires-les-religions-et-lavenir-des-nations-4-chronique-168/

9/ Cf. Régis Debray et Renaud Girard, Que reste-t-il de l’Occident ? Grasset, 2014.

10/ Cf. François Gerlotto, Cataclysme ou transition, L’écologie au pied du mur, IFCCE, Collection Cité, 2019.

 

Partagez

0 commentaires