En juillet 1789, Mirabeau incarne les aspirations révolutionnaires d’un peuple insurgé. Les prisons de l’Ancien régime avaient forgé son esprit et porté ses passions à l’incandescence, sans qu’il perde jamais la claire conscience de ce qu’il était en train d’accomplir.
La violence de l’arbitraire produit souvent l’effet contraire de la contrainte recherchée. Tel que le décrit Loris Chavanette (1), le jeune Mirabeau illustre à merveille ce retournement. L’autorité paternelle et le pouvoir royal ont tenté de mater le “démon d’une famille” qu’évoquera Victor Hugo, sans pouvoir imaginer son formidable désir de liberté, stimulé par l’enfermement et l’arbitraire.
Dix ans plus tôt, le comte de Mirabeau sorti des geôles se serait contenté de courir l’aventure sur les routes d’Europe et en Amérique, en y multipliant les conquêtes amoureuses. Ce “fils des lions, lion lui-même à tête de chimère” dépeint par Chateaubriand, eût la chance d’avoir quarante ans en 1789, lorsqu’il se fit élire député du Tiers, après avoir été rejeté par ceux de son ordre. Encore fallait-il être capable de saisir cette chance en se plaçant au cœur du mouvement de l’histoire qui s’amorçait pour la faire sienne, d’emblée.
Mirabeau aurait pu être le jouet des circonstances ou un acteur de rang modeste s’il avait simplement haï le père qui l’avait fait jeter en prison et maudit du fond de sa geôle le système des lettres de cachet. De sa cellule du château d’If à celle du fort de Vincennes, le jeune noble réfléchit, lit, écrit. Il traduit Tacite, dont il est tout imprégné lorsqu’il monte à la tribune, médite Shakespeare qui lui donnera son dernier mot, avant de mourir. Enfant des Lumières, lecteur de Montesquieu, disciple de Jean-Jacques Rousseau, il se passionne pour l’indépendance américaine et ne cesse d’écrire. Après son Essai sur le despotisme (1775) et celui sur les lettres de cachet et les prisons d’Etat en 1782, il est l’auteur d’un Erotika Biblion l’année suivante, adresse à Sophie, sa maîtresse tant aimée, d’admirables lettres, écrit à Louis XVI pour dénoncer des lois “sans force” dont le roi devrait être “le gardien et le protecteur”.
Libertin, à tous les sens du terme, Mirabeau recèle une vitalité qui porte à l’extrême ses nombreux talents. Le prisonnier ne se plaint pas, il accuse selon le principe de justice. J’ai toujours cru, écrit-il “qu’un honnête homme doit, quand il le peut, foudroyer les oppresseurs ; que les détester, et démasquer les mauvais administrateurs, c’est vraiment aimer son roi et sa patrie, qui passe infiniment avant lui”. Le programme qu’il élabore est celui de la Révolution : Constitution écrite pour la monarchie royale, égalité des citoyens, garantie des libertés individuelles.
A la convocation des Etats-Généraux, le Provençal apparaît comme un noble libéral, certes perdu de réputation, mais qui ajoute à son expérience du système carcéral une bonne connaissance des Provinces-Unies – il a vécu à Amsterdam avec Sophie – et de l’Allemagne où il a accompli une mission secrète à la demande de Calonne. Toute la vitalité de Mirabeau, ses expériences multiples et la familiarité qu’il entretient avec les grandes œuvres de l’esprit vont être mobilisés à partir du 5 mai, lorsque les députés des trois ordres sont accueillis par le roi en son hôtel des Menus-Plaisirs.
Mirabeau, qui a compris le rôle majeur de l’opinion publique, s’oppose immédiatement à la Cour, qui refuse la publicité des séances. Au nom de la liberté de la presse, il publie son Courrier de Provence que Louis XVI finit par autoriser ainsi que d’autres journaux. Le 20 juin, il est l’un des premiers députés à prêter le Serment du Jeu de Paume et, le 23, face au marquis de Dreux-Brézé venu disperser l’Assemblée, il proclame que les députés réunis “par la volonté du peuple” ne se retireront que par “la force des baïonnettes” – puis fait adopter le principe de l’inviolabilité des représentants du peuple. Louis XVI se résigne en ordonnant aux deux autres ordres de rejoindre les députés du Tiers.
Pour la souveraineté, c’est le premier mouvement de bascule. Mirabeau voit le peuple comme un tout qui transcende les aspects multiples de sa diversité. Comme l’explique Loris Chavanette, cette conception est empreinte d’ambiguïté. Le peuple est regardé sous l’angle de l’opinion publique, impulsive, émotive, que les représentants de la nation doivent contrôler, ou comme l’ensemble social qui s’oppose à la classe des privilégiés – mais il désigne surtout l’ensemble des patriotes, le corps vivant de la nation. “Le député de Provence, écrit Loris Chavanette, jongle avec ces notions et se sert de cette ambiguïté pour peser dans la lutte politique du moment, car son ambition première est d’opposer le peuple au despotisme afin de réformer puissamment la monarchie”.
La colère monte à Paris. Le 24 juin, des soldats ralliés à la foule sont emprisonnés puis libérés par les émeutiers sous le regard de hussards et de dragons qui refusent de tirer. Les Parisiens saisissent l’Assemblée nationale qui se divise sur la conduite à tenir. Face aux partisans de la répression, Mirabeau plaide pour la clémence et les députés adressent aux Parisiens un appel au calme – alors que le député de Provence, conscient de l’ampleur de la crise, souhaitait un message à la nation. Au lieu d’appuyer une Assemblée résolument apaisante, Louis XVI ordonne le 26 juin à six régiments de prendre position à Versailles et à Paris. Ce réflexe autoritaire installe un climat de peur aux Menus-Plaisirs et dans les rues parisiennes confrontées à des soldats souvent étrangers et de plus en plus nombreux : 55 000 hommes, avec de l’artillerie, qui forment, clame Mirabeau, “le sinistre appareil de la tyrannie”.
Le député de Provence est bien seul lorsqu’il propose de résister par la création d’une milice bourgeoise sur le modèle de la révolution américaine – la future Garde nationale – et de demander au roi le retrait des troupes. Le 8 juillet, dans une superbe harangue qui lui vaut l’admiration de Robespierre, il convainc ses collègues de rédiger une adresse au roi, que vingt-quatre députés portent au château dans la soirée du 10 juillet, mais ce n’est pas Mirabeau qui s’adresse à Louis XVI. Face à la délégation, le dernier monarque d’Ancien régime ne cède pas. Dès le 2 juillet, Mirabeau a adjuré les députés de résister à l’absolutisme royal : “Aucune puissance sous le ciel, pas même le pouvoir exécutif, n’a le droit de dire je veux aux représentants de la nation”. Et le 11 juillet, il plaide encore pour la résistance à l’oppression, sans être suivi par ses collègues.
Mirabeau n’est pas Cassandre. Son apparente défaite à l’Assemblée s’inscrit dans un mouvement dialectique que Loris Chavanette nous permet de saisir. La lucidité et la capacité d’anticipation du député de Provence ne sont pas un effet de la grâce divine mais d’une forte conscience historique. Mirabeau a longuement médité l’histoire romaine et la Glorious Revolution de 1688 ; il en tire des enseignements qui lui permettent d’affronter la situation, explosive, en tacticien mais surtout en politique. Il sait que ce n’est pas seulement l’avenir d’une insurrection populaire qui se joue, mais la souveraineté elle-même dont il annonce le transfert du roi au peuple dans son discours du 2 juillet. Tel est bien l’objet de la révolution qui n’a pas encore pris sa majuscule. Mais ce révolutionnaire est un homme d’Etat – ce qui est rare. “En vérité, écrit Loris Chavanette, le député essaie d’éviter que la famille royale tombe dans l’abîme où sa politique et son aveuglement la conduisent. Ses discours sur le renvoi des troupes ne sont pas seulement favorables au peuple, mais aussi à la monarchie”.
La suite des événements est connue. La présence massive de soldats à Paris et à Versailles a installé une logique de violence alimentée par la peur – celle de la Cour, celle de la foule, celle des députés. Sous la pression du parti contre-révolutionnaire animé par la reine et le comte d’Artois, Louis XVI ordonne le renvoi immédiat de Necker et des ministres libéraux. L’émeute éclate le lendemain, 12 juillet, dans les jardins du Palais-Royal…
Quand l’insurrection s’étend, Mirabeau n’est pas là. Le 13 juillet, le député à dû partir pour Argenteuil où son père vient de mourir. Il retourne à l’Assemblée le 14 pour réitérer sa demande de renvoi de troupes, sans être écouté. Encore quelques heures, et la Bastille va tomber. A Versailles, la nouvelle glace d’effroi l’Assemblée qui envoie deux délégations au roi, toujours inflexible sous de bonnes paroles. Les députés, qui craignent un coup de force, dorment aux Menus-Plaisirs. Le lendemain, lors de débats confus, Mirabeau plaide pour l’affrontement. Il s’indigne que la fraction réactionnaire de la Cour ait pu fêter à l’Orangerie les soldats du Royal-Allemand. Il accuse le comte d’Artois et Marie-Antoinette, donc le roi. Improvisé, le discours est l’écho, magnifique, de l’insurrection parisienne. Alors qu’une délégation est enfin constituée, Louis XVI se fait annoncer. Une partie de l’Assemblée s’en réjouit, tandis que Mirabeau plaide la retenue par une superbe sentence : “Le silence des peuples est la leçon des rois”. Louis XVI déclare qu’il se fie à l’Assemblée et qu’il retire les troupes, avant d’être raccompagné par une foule joyeuse à son palais. Tous viennent de vivre, comme l’écrit Loris Chavanette, “le sacre de l’Assemblée par le roi”. Ce n’est pas assez. Avec d’autres députés, dont Barnave, Mirabeau veut que les ministres soient responsables devant l’Assemblée pour la grande œuvre de régénération du royaume. En rappelant Necker, Louis XVI reconnaît la puissance de la souveraineté nationale, sans perdre sa légitimité.
Mirabeau est vainqueur mais, dans les jours qui suivent, d’autres héros sont en pleine lumière. La Fayette est proclamé général en chef de la milice bourgeoise et Bailly maire de Paris. Dans la ville en fête, la Bastille est en cours de démolition. Le député de Provence, qui n’y a jamais été enfermé, la visite le 16 juillet. Le lendemain, Louis XVI se rend à Paris, abandonné par le parti absolutiste, “seul devant la nation” comme le dit Chateaubriand. Accueilli par une foule silencieuse, il est acclamé lorsqu’il paraît à une fenêtre, la cocarde tricolore à son chapeau. Mirabeau n’est pas présent, mais c’est lui qui a imposé le drapeau aux trois couleurs. Connu dans la moindre chaumière, le plus aimé de tous les révolutionnaires n’a plus que deux ans à vivre. Contre Robespierre, il plaide pour le secret des correspondances, invente la “municipalité” – le mot et l’institution – et voudrait clore la Révolution par la monarchie constitutionnelle. Le portrait tout en finesse que trace Loris Chavanette porte à penser que Mirabeau le Grêlé aurait pu la sauver.
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1/ Loris Chavanette, Le 14 Juillet de Mirabeau, La revanche du prisonnier, Tallandier, octobre 2023.
Article publié dans le numéro 1296 de « Royaliste », 6 mars 2025
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