Philippe Le Bel ne fut pas seulement l’architecte du jeune royaume de France. Ce roi décrié par les chroniqueurs du XIVe siècle a posé les principes qui ont fondé la politique française, dans une intraitable volonté d’affirmer l’autorité de l’Etat et l’indépendance à l’égard des puissances extérieures.
C’est un roi qui eut très mauvaise réputation. Dans les premières pages de l’ouvrage qu’il lui consacre (1), Jacques Krynen souligne l’absence de panégyrique à la mort de Philippe Le Bel (1314), d’ailleurs attribuée à la vengeance divine. Les historiens du XIIIe siècle lui reprochent d’avoir volé le clergé et de s’être fait faux-monnayeur ; leurs successeurs lui feront porter la responsabilité de la guerre de Cent Ans ! La destruction de l’Ordre du Temple reste inscrite à son passif…
Cette image déplorable de Philippe IV ne résiste pas à l’analyse. Auteur d’ouvrages de référence sur les idées et le droit au Moyen Age, Jacques Krynen établit le rôle éminent du petit-fils de Saint Louis dans la construction politique et juridique du royaume et dans la définition des principes qui continuèrent à opérer lorsque la France devint une nation.
Cette continuité naît dans le conflit et se prolonge dans des affrontements riches en péripéties et lourds de tragédies. C’est au fil d’une passionnante dialectique intellectuelle et politique que s’affirme la singularité du royaume de France dans l’histoire de l’Europe qui, pour être chrétienne, n’en n’est pas moins travaillée par des violences de tous ordres. Violence impériale car la volonté de domination est inhérente à cette forme politique. Violence papale car l’idée de croisade enfièvre toujours les esprits tandis que l’Inquisition frappe les suspects d’hérésie. Violences féodales…
Pour saisir ce mouvement dialectique, il faut retrouver l’esprit du temps. Au XIIIe siècle, les hommes sont animés d’une foi intense. La ferveur religieuse s’exprime par les démonstrations de piété et par un intense travail dans l’ordre de la théologie et dans celui de la philosophie. Philippe IV est l’homme de son temps, qui s’inscrit très consciemment dans la lignée de Saint Louis. En termes élégants, Jacques Krynen évoque “l’hypertrophie pour ainsi dire ludovicienne de la piété de notre roi” qu’il campe un peu plus loin en “dévot fanatique” sous l’influence de ses confesseurs dominicains. Cette radicalité religieuse baigne fort heureusement dans les grands courants de la pensée médiévale. Philippe Le Bel reçoit les leçons de Gilles de Rome, disciple de Thomas d’Aquin et auteur du De regimine principum où sont énoncés les fondements de l’éthique royale, de la politique de paix et de la justice dans un royaume qui doit se débarrasser des relations féodo-vassaliques. Le roi se fait traduire Boèce, accueille Raymond Lulle, philosophe mystique et savant, qui l’incite à construire un collège pour les étudiants pauvres – le futur collège de Navarre qui formera le haut personnel de l’Eglise et de l’Etat. C’est ce prince chrétien, intelligent et hautement cultivé – ce qui ne l’empêche pas d’être grand chasseur – qui va, selon les mots de Jules Michelet qui ne l’aimait pas, faire de son bref règne (1285-1314) “la grande ère de l’ordre civil en France, la fondation de la monarchie moderne”.
Ce n’est certes pas Philippe Le Bel qui est le fondateur de ce qu’on appellera à partir du XVIe siècle l’Etat. Philippe Auguste et Saint Louis ont déjà imposé leur autorité aux grands féodaux, mais leur héritier unifie et étend considérablement le territoire sous administration royale, établit le principe de l’impôt payable par tous – avec un mode de perception fortement diversifié -, généralise le service armé, commence à faire prévaloir au détriment du clergé l’unité de juridiction et interdit les guerres privées. Dans une ambiance intellectuelle profondément marquée par l’aristotélisme et les progrès du droit civil, la monarchie s’appuie sur d’excellents légistes, aussi bons romanistes que canonistes, qui élaborent la doctrine initiale de la souveraineté selon les catégories latines.
C’est avec l’appui de ces légistes, pénétrés des principes de la politeia, serviteurs du bien commun et de l’utilitas publica, que le “roi Très-Chrétien” affronte la papauté. Le conflit commencé en 1300 s’envenime puis se durcit lorsque Boniface VIII réaffirme dans la bulle Unam sanctam que le successeur de Pierre dispose des deux glaives, spirituel et temporel. Chargé par Philippe Le Bel de la réplique, Guillaume de Nogaret accuse le pape d’hérésie, parjure, simonie, sodomie… puis une assemblée convoquée à Paris demande au roi de convoquer un concile. On sait que Guillaume de Nogaret partit pour se saisir de Boniface VIII à Anagni le 7 septembre 1303 et que le pape, insulté et peut-être giflé, fut sauvé in extremis par la population locale.
L’attentat d’Anagni marque la victoire complète du roi de France. Après la mort de Boniface VIII, son successeur efface toutes les condamnations pontificales ; l’indépendance du royaume de France, dans l’ordre temporel, s’en trouve clairement établie et doctement justifiée par les légistes. L’Eglise de France est quant à elle soumise au contrôle des représentants de l’autorité royale, qui esquissent la doctrine du gallicanisme tandis que le roi se proclame plus chrétien que tous les autres dans ses déclarations et rituels, mais aussi dans ses persécutions – celle des Juifs et celle des Templiers, dont l’ordre est détruit pour des raisons plus religieuses que fiscales.
Porté par son érudition enthousiaste, Jacques Krynen voit maints prolongements de l’œuvre de Philippe Le Bel dans l’histoire de notre pays, avant comme après la Révolution. S’il est vrai que l’idée française de la grandeur traverse les siècles, selon une affirmation aujourd’hui perdue de l’élection divine, je doute que les rêveries impériales de Philippe IV aient un rapport effectif avec le Premier empire et je tiens pour fondée l’opposition établie par Patrice Gueniffey (2) entre Napoléon Bonaparte et Charles de Gaulle. La grandeur capétienne et gaullienne est dans la puissance qui se mesure, non dans la volonté de toute-puissance d’un aventurier de génie.
De Philippe Le Bel, retenons surtout ceci, qui vaut pour tous les siècles et pour tous les Etats : pas d’action d’ampleur qui tienne, sans pensée solide de la politique et du Politique.
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(1) Jacques Krynen, Philippe Le Bel, La puissance et la grandeur, L’esprit de la cité/Gallimard, septembre 2022.
(2) Patrice Gueniffey, Napoléon et de Gaulle, Deux héros français, Perrin, 2017.
Article publié dans le numéro 1253 de « Royaliste » – 22 mars 2023
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