René Passet : Pour une nouvelle rationalité économique

Juil 2, 2002 | Entretien

 

Les apologistes du système ultra-concurrentiel se font les chantres de la « mondialisation heureuse ». Les adversaires du néo-libéralisme économique doivent-ils pour autant brandir la bannière de l’antimondialisation ? Tel n’est pas l’avis de René Passet, professeur émérite de sciences économiques à la Sorbonne et figure éminente du mouvement ATTAC. Pour notre invité, la mondialisation est un fait qui se constate mais le genre humain doit se développer selon une nouvelle rationalité économique. Une indispensable mise au point.

 Royaliste : Faire l’éloge du mondialisme quand on est au plus haut point impliqué dans le mouvement ATTAC, Voilà qui surprend !

René Passet : La mondialisation est un fait qui se constate. Les sociétés n’ont cessé de se mondialiser, par suite du développement des moyens de communication tout particulièrement. Mais aujourd’hui, un pas qualitatif a été franchi. Le développement de l’ordinateur est l’effet d’une mutation beaucoup plus considérable : le passage d’économies qui ont pour moteur l’énergie à des économies qui se situent dans le champ de l’immatériel.

André Leroy-Gourhand nous disait que nous étions en train de sortir du néolithique : en se sédentarisant, les populations nomades découpaient un bout de territoire et utilisaient l’énergie solaire pour cultiver des plantes. Tel est le début de la domestication de l’énergie et toutes les grandes et les petites révolutions qui sont venues ensuite ont été à base énergétique. Aujourd’hui, pour la première fois, c’est l’information (au sens général de la mise en forme, de la structuration), le savoir, l’organisation qui sont le moteur de l’économie. Je ne suis pas anti-mondialiste car je ne m’oppose pas aux progrès technologiques, tout en sachant que la technique est ambivalente.

Royaliste : Qu’est-ce affecte le mouvement de la technique d’un signe positif ou négatif ?

René Passet : La politique. Précisément les décisions politiques qui viennent se greffer sur ce mouvement général de mondialisation. C’est Ronald Reagan et Margaret Thatcher qui ont pris la décision de déréglementer afin de réaliser une économie de marché. Mais nous savons que leur effort a principalement porté sur la libéralisation des mouvements de capitaux. Les Etats ayant renoncé à intervenir dans ce domaine, nous avons vu se constituer une sphère financière internationale, qui concentre une énorme puissance privée. La conjonction de la mondialisation technologique (les échanges planétaires en temps réel que permet l’ordinateur) et de la révolution financière a engendré la société dans lesquelles nous vivons aujourd’hui. Dans cette société, la promesse d’une libération de l’homme par la technique se transforme en exclusion sociale parce que cette société refuse de partager les plus-values du progrès.

Par exemple, chez Mark § Spencer, on a licencié 4 500 personnes pour réaliser en un an 21 milliards de bénéfices qui ont été distribués aux actionnaires. On aurait pu réduire le temps de travail en gardant le même nombre de salariés – qui veulent conserver le même pouvoir d’achat. Se pose donc le problème du partage des gains de productivité – que certains appellent le partage de la plus-value. Dans le cas de Mark § Spencer on a choisi de licencier du personnel et de s’approprier la totalité de la plus-value : ce n’est pas le progrès technique qui a déterminé ce choix, mais les dirigeants d’une firme qui voulaient faire fructifier leur patrimoine financier selon une logique qui prédomine aujourd’hui dans le monde entier. Je me bats contre cette mondialisation néo-libérale, mais je n’accepte pas d’être rangé parmi les anti-mondialistes.

Royaliste : Comment définissez-vous votre mondialisme ?

René Passet : Le mondialisme se situe sur un autre plan que la mondialisation néo-libérale : c’est un idéal d’unification (qu’il ne faut pas confondre avec l’uniformisation), c’est la volonté de rapprocher les hommes à l’échelle du monde. Ce mondialisme se confond avec l’humanisme : il s’agit de retrouver l’unité du genre humain. Cet idéal a été partagé par les premiers socialistes, par le jeune Marx, dans les courants chrétiens… La mondialisation peut se développer selon plusieurs formes : elle peut se construire sur la logique du capital, elle peut au contraire prendre l’homme pour finalité.

Royaliste : Tout le monde est d’accord pour « humaniser » la mondialisation, sans que cette bonne intention exprimée récemment à droite et à gauche change quoi que ce soit à la logique que vous dénoncez. Comment agir dans le sens que vous indiquez ?

René Passet : Il faut partir d’un principe fondamental : seule l’économie à finalité humaine peut avoir un sens, tout le reste est insensé. Toutes les écoles définissent l’économie comme une activité de transformation de la nature destinée à satisfaire les besoins humains. Trois sphères sont en présence :

– une sphère naturelle que l’on transforme ;

– une sphère de l’humain pour laquelle on transforme ;

– une sphère du calcul économique dans laquelle on essaie d’introduire de la rationalité, car l’économie contient l’idée d’une transformation rationnelle : on cherche à tirer de moyens limités le maximum de satisfactions pour les êtres humains.

Si la finalité est humaine, je ne conçois pas que les critères de réussite puissent être autres qu’humains. Un progrès est une avancée dans le sens de l’objectif qu’on s’est donné. Dire qu’un athlète court plus vite qu’un autre est absurde si on ne précise la direction prise : il perd la course s’il prend la piste à contre sens. En économie, l’idée de performance pure est dépourvue de signification.

Les premiers économistes modernes, Adam Smith et Ricardo, ne posent pas la question des finalités, mais cela ne me choque pas parce que le niveau de vie est égal au minimum vital : un peu plus, c’est du mieux être, le quantitatif c’est du qualitatif. Il s’agit alors de donner à manger aux populations. Aujourd’hui, la situation est toute différente : la situation normale est la surproduction, globalement tous les besoins fondamentaux des habitants de la planète sont en moyenne satisfaits. Cette situation nous amène donc à nous interroger sur la situation scandaleuse des 800 millions d’êtres humains qui meurent de faim. Il faut donc poser la question de la répartition des biens, en fonction de la finalité humaine : que chacun puisse manger à sa faim.

Royaliste : A partir de ce constat et selon cette finalité, peut-on agir de manière rationnelle ?

René Passet : On peut voir la marchandise, et uniquement la marchandise. Tel est le regard des néo-libéraux. De ce point de vue, rien ne vous autorise à établir une différence entre un quintal de blé et un autre quintal. Dès lors, que le meilleur gagne sur le marché, et le meilleur, c’est le plus compétitif. Mais comment faire pour être le meilleur ? Selon les ressources naturelles et la facilité à les exploiter il faut, nous dit-on, que chacun se spécialise dans les productions pour lesquelles il a été le plus favorisé par la nature et c’est ainsi qu’il sera le plus compétitif.

Telle est la démonstration classique de Ricardo, qui montrait que l’Angleterre avait intérêt à se spécialiser dans le production de drap, et le Portugal dans celle du vin. Mieux : avec l’excédent de vin qu’ils auront vendu sur le marché, les Portugais pourront se procurer du drap en plus grande quantité et à meilleur marché. On parviendrait ainsi à une division international du travail qui serait avantageuse pour tous les pays. Bien entendu, il ne faut pas fausser cette compétition, ce qui implique l’application de la clause de la nation la plus favorisée : on ne doit pas refuser à une nation les avantages qu’on accorde à une autre nation. Il ne faut pas non plus qu’un Etat favorise les entreprises nationales : il faut donc étendre à toutes les entreprises étrangères les avantages dont bénéficient les entreprises de son propre pays.

Telle est le fondement théorique des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : c’est là une manière rationnelle d’envisager les échanges économiques.

Royaliste : Une autre rationalité est-elle possible ?

René Passet : Oui, si nous prenons en considération les êtres humains au lieu de regarder seulement la marchandise : on s’intéresse alors à celles et ceux qui ont produit la marchandise, aux conditions dans lesquelles elle a été produite, à ce que signifierait pour la population la disparition de la production considérée.

D’où l’opposition entre deux conceptions rationnelles.

D’un côté, nous avons une marchandise fabriquée avec beaucoup de capital technique, à des prix de revient très bas ; de l’autre le produit d’une agriculture vivrière obtenu à grand renfort de travail, sans grande efficacité et à un prix de revient très lourd. A l’évidence le jeu n’est pas égal et nous savons bien que l’agriculture la plus industrialisée va éradiquer l’agriculture vivrière. Pour le pays le plus compétitif, il y aura un peu plus de recettes d’exportation ; pour le pays démuni, l’agriculture est une condition de la survie.

Quand on prend le point de vue de l’humain, il n’est pas irrationnel de défendre le principe de l’inégalité en faveur du plus démuni, qui permettra de protéger le pays et ses habitants contre les ravages de la concurrence internationale.

On nous oppose la théorie de l’allocation optimale de ressources : à supposer que cela ait eu une importance dans le passé, cela ne veut plus rien dire aujourd’hui puisqu’un seul facteur, le capital technique, écrase tous les autres – à commencer par le facteur travail. De plus, le capital technique n’est pas un facteur naturel : il se construit. Les pays qui ont actuellement un avantage en termes de capital technique sont ceux qui se sont protégés au cours des phases précédentes de leur développement économique. Il ne s’agit pas de prendre le protectionnisme pour finalité, mais seulement pour un moyen utilisable pendant un certain temps. Il est faux de dire que ce sont les pays pauvres les plus ouverts sont ceux qui obtiennent le meilleur taux de croissance.

Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi on interdirait, en invoquant la clause de la nation la plus favorisée, que des nations créent des solidarités entre elles, selon un principe de complémentarité et dans une zone protégée. Enfin, il est absurde et dangereux qu’un pays étende à toutes les nations les avantages consentis à ses propres secteurs productifs, surtout quand il s’agit d’agriculture. Il faut au contraire que chaque nation puisse assurer la satisfaction de ses besoins fondamentaux, à commencer par sa souveraineté alimentaire, mais sans oublier la santé, l’enseignement, la culture qui relèvent de services publics. Il est donc possible de construire une économie rationnelle, sur l’impératif du respect de la personne humaine.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 798 de « Royaliste » – 2 juillet 2002.

Partagez

0 commentaires