Martine Orange s’est imposée depuis quelques années comme l’une des journalistes les plus pertinentes en ce qui concerne l’économie et la finance, l’une des rares à mériter le titre de journaliste d’investigation. Déjà auteur d’un livre sur la banque Lazard (1) elle fait paraître à l’automne 2012 un ouvrage marquant sur l’autre grande banque d’affaires française, la mythique banque Rothschild. (2) Elle nous éclaire sur les liens pour le moins problématiques entre pouvoir politique et pouvoir économique.

Royaliste : Pourquoi un livre sur la banque Rothschild ?

Martine Orange : D’abord parce qu’il y a une organisation capitalistique en France qui est assez originale par rapport aux autres pays. Nous sommes le seul pays au monde où il y a deux banques d’affaire, extrêmement puissantes qui sont le lien, le lieu de passage, le lieu de négociation entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. Vous ne rencontrerez jamais cela dans les autres pays. Cela passe par d’autres canaux, comme des grandes banques (Deutsch Bank, Goldman Sachs) mais jamais avec des structures type Lazard ou Rothschild.

C’est aussi passionnant parce que s’intéresser à cette banque c’est revenir sur trente ans de ce que l’on a connu en France, de 1981 à aujourd’hui, ce grand mouvement de libéralisation qui a touché non seulement l’économie mais la société entière. Rothschild est devenu un acteur de plus en plus puissant dans cette situation.

Royaliste : Commençons par 1981.

Martine Orange : On croit que c’était une banque très riche mais en 1981, c’est une famille qui vit sur les vestiges du passé, qui a quelques participations ici et là, dans le nickel, le zinc, l’immobilier, le pétrole. Mais ils n’ont plus les moyens d’investir dans des industries très lourdes capitalistiquement. C’est une famille quasiment ruinée.

Royaliste : Pourtant la banque va être nationalisée…

Martine Orange : Dans le programme électoral de 1981, il avait été décidé de nationaliser le crédit en France. Le gouvernement fixe d’abord un premier niveau à 5 milliards de francs de dépôts. Mais Rothschild n’atteint pas ce niveau et n’est donc pas concerné, ce qui pose problème car c’est aussi un nom à résonance politique. Pour les communistes, il faut absolument qu’ils y soient, symbolisant les 200 familles. On révise le projet de loi en abaissant le seuil à un milliard. Rothschild est donc nationalisée. La famille et ses alliés clament : « c’est catastrophique, on nous spolie, on nous assassine, c’est un complot politique. »

On s’apercevra ensuite que finalement cela les a sauvés puisqu’ils seront dédommagés à hauteur de 500 millions de francs. Par la suite, l’État a dû recapitaliser abondamment toutes les participations dont il avait hérité et la banque qui était en perdition. Finalement elle disparaîtra au milieu des années 1980.

Royaliste : Que devient alors la famille ?

Martine Orange : Une fois fait le partage entre les différents cousins, ils se retrouvent à quatre qui sont : Guy de Rothschild, le père, Alain l’oncle, David, fils de Guy et Éric, fils d’Alain. Ils se disent qu’il faut refaire une banque. Il y a un côté vengeance et en même temps la volonté pour les deux plus jeunes, de prendre leur revanche et de ne pas laisser s’arrêter l’histoire familiale, sans trop désavouer leurs pères qui ont commis erreur sur erreur à partir des années 60. Ils refondent donc une banque presque dans un placard avenue Georges V, puis avenue Matignon où ils resteront jusqu’en 2007 après avoir conquis tout l’immeuble partant d’un demi-étage. Se joignent à eux quelques anciens employés de la banque qui avaient organisé avant la nationalisation la fuite de quelques actifs solides permettant de repartir. Ils n’ont pas grand-chose, 30 millions de capital, presque rien pour une banque. Mais ils ont leur nom qui compte beaucoup, c’est une famille très introduite dans les milieux artistiques et le Gotha mondain mais surtout dans les milieux politiques.

Royaliste : Quelle forme va prendre ce soutien politique ?

Martine Orange : Georges Pompidou a commencé à la banque Rothschild et il est passé directement à Matignon. Ses liens avec Guy ont toujours été extrêmement étroits. Les pompidoliens commencent à former une garde rapprochée autour de la famille en la présentant comme le bouc émissaire du gouvernement socialiste. En 1981, la droite s’est effondrée et c’est le moment où le pouvoir économique va prendre son indépendance. Jusqu’alors, il était encore très dépendant du politique. Le giscardisme était très interventionniste et ils profitent de son effondrement. D’autant plus que le RPR n’a plus les moyens de la République pour vivre et c’est le patronat et le monde économique qui assurent ses fins de mois.

Deux hommes comptent beaucoup dans cet esprit de reconquête : Ambroise Roux, qui démissionne de façon théâtrale à la nationalisation de son groupe, la CGE. Cet homme veut vraiment incarner le pouvoir économique. À côté de lui, quelqu’un va faire le lien avec le pouvoir politique, c’est Édouard Balladur.

Balladur connaît très bien les Rothschild puisqu’il les a fréquentés de façon très étroite dans l’ombre de Georges Pompidou. À la mort de ce dernier, il est écarté de la politique et trouve refuge près d’Ambroise Roux dans quelques sociétés, évidemment des sinécures. Cela lui donne un statut de directeur et tout ce qui va avec. Ces deux hommes vont bâtir le libéralisme, en allant chercher des hauts fonctionnaires au placard qui vont travailler pour eux et leur bâtir un programme de privatisations (Charles de Croisset, Philippe Jaffré et Jean-Marie Messier) et en prenant sous leur aile la toute petite structure Rothschild.

Royaliste : Concrètement ?

Martine Orange : Ils lui amènent ses premiers clients, ça végète d’abord puis ça grandit. La banque commence à faire quelques petites opérations jusqu’au moment où, en 1986, la droite revient au pouvoir et Balladur est chargé des privatisations. Il y a alors huit personnes dans la banque et on va lui donner un mandat de prestige : le plus important à l’époque, la privatisation de Paribas, symbole du capitalisme français qui détient les plus grosses participations dans des groupes industriels et financiers. Les privatisations, c’est Lazard qui en a donné le schéma notamment en participant à la privatisation de Saint-Gobain. Quand David et Éric voient ce qu’est devenu Lazard, ils veulent l’imiter. La banque que pratique Lazard se fait sans capitaux et ne fait que du conseil, des montages financiers et juridiques, invente les fusions-acquisitions et OPA.

Royaliste : Quelles conséquences de ce soutien pour la banque ?

Martine Orange : À ce moment-là, tout le monde a noté qu’elle est la protégée de Balladur. Commence alors à se bâtir cette promiscuité entre le monde économique et le monde politique. Quand on veut avoir l’oreille de Balladur, il n’est pas mal de s’adresser à Rothschild pour plaider sa cause. La banque prospère beaucoup. Édouard arrive, demi-frère de David, connu puisque propriétaire de Libération. Il s’engage dans la banque, la développe beaucoup et embauche Alain Minc qui va l’aider pour avoir des mandats et se faire connaître. C’est un métier de contact, d’influence et de réseaux. Le souci, c’est que Minc est aussi conseiller chez Lazard. Situation typique du capitalisme français où tout est noué, tout est emmêlé. Notamment au moment de la bagarre autour de Suez pour ses actifs. Ce qu’on cherchait c’était la tirelire, le coffre-fort plutôt, pour l’accaparer et construire un grand groupe.

Tout cela dans le plus grand secret puisque comme vous le savez, nous avons un capitalisme transparent, irréprochable et formidable… Le flux d’affaires chez Rothschild ne s’était jamais tari après 1988, mais avec le retour de Balladur en 1993, il grossit de façon spectaculaire. C’est le moment où tout le mouvement économique parti en 1982 avec Ambroise Roux et Balladur pense qu’avec ce dernier à la tête, il a gagné, va prendre le pouvoir et imposer toutes les réformes qu’il veut de libéralisation : mise à bas des services publics, de la sécurité sociale, etc. Dans l’ombre, il y a quelqu’un de très actif : Nicolas Sarkozy.

Arrive la défaite de Balladur. C’est le drame pour lui et ses soutiens, mais Rothschild à ce moment-là se sent suffisamment puissant pour accueillir Nicolas Bazire et Sarkozy. Le premier deviendra associé-gérant, le deuxième avocat d’affaire participant aux mandats de la banque. La plus spectaculaire opération est celle de La Défense. C’est le moment où la Générale des Eaux est en train de faire faillite. Messier est envoyé là-bas pour jouer les pompiers. L’immobilier est en pleine crise et le groupe ne peut plus faire face, il est alors propriétaire de plus du tiers du quartier. On demande à Bazire et Sarkozy de régler le problème en sachant que ce dernier est en même temps maire de Neuilly et conseiller général des Hauts-de-Seine.

Royaliste : Outre ces liaisons dangereuses, l’activité de la banque n’est pas toujours une réussite ?

Martine Orange : Devenue puissante, elle attire des banquiers de renom, notamment un qui est considéré comme le génie de la place de Paris à l’époque, François Henrot, ancien président de La Compagnie Bancaire, filiale de Paribas puis pendant huit jours président de France Télécom. Il va devenir conseiller de Michel Bon, organiser la privatisation, les multiples rachats en Angleterre (Orange) et en Allemagne. Au bilan, ça se terminera en 2002, par une faillite extraordinaire et 60 milliards d’endettement. Henrot organise aussi la privatisation du Crédit Agricole, la bataille entre la BNP et la Société Générale autour de Paribas, qu’il perdra. C’est l’auteur du fabuleux montage EADS. L’État avait 100 % d’Aérospatiale et 50 % d’Airbus et 32 % du nouvel ensemble, alors que Matra qui pèse 5 milliards va en représenter 30 %. La France n’a même plus le droit de siéger au conseil d’administration.

Royaliste : Et en 2007 ?

Martine Orange : En 2007, Nicolas Sarkozy devient président. Alors, personne ne connaît ses liens avec la banque Rothschild. Elle devient toute puissante et envoie un de ses associés-gérants, François Pérol, comme secrétaire général adjoint à l’Élysée. Elle est au cœur du réacteur, au courant de tout. Pérol participe à toutes les grandes réorganisations financières. Il est au cœur de la crise bancaire. La banque est toujours derrière à souffler ses conseils.

David de Rothschild ne se vante jamais, mais les coups de téléphone avec Nicolas Sarkozy c’est quand il veut, comme il veut. Tous les politiques viennent à lui. C’est devenu pour le ministère des Finances et pour les inspecteurs des finances, un point de passage obligé. C’est aussi un lieu formidable de pantouflage. D’abord on y gagne extrêmement bien sa vie (entre 3 et 10 millions par an) et en même temps c’est une façon de rebondir comme on le veut, dans le privé ou le public, comme le fera Emmanuel Macron qui est maintenant secrétaire général adjoint de l’Élysée.

À cause de cela, les inspecteurs des finances ont toute complaisance avec les banques Rothschild et Lazard. Quand elles disent quelque chose, sur un montage financier, un montage de dettes, une privatisation, tout le monde agrée puisque de toute façon, on n’a pas envie de se fâcher avec ce qui pourrait être son futur employeur et pourrait vous apporter la fortune.

Royaliste : En guise de conclusion ?

Martine Orange : C’est une description d’un capitalisme clanique, de connivence, de réseaux, d’échanges de services et de façon très discrète parce que c’est une famille qui a compris qu’il ne fallait surtout pas se montrer. Si on veut le pouvoir, le secret c’est : le secret.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1028 de « Royaliste » – 4 février 2013.

(1) Martine Orange, Ces messieurs de Lazard, Albin Michel, 2006.

(2) Martine Orange, Rothschild, une banque au pouvoir, Albin Michel, 2012,

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