Face à l’augmentation du chômage, droite et gauche appliquent les mêmes techniques avec l’appui des juges européens : baisse du « coût du travail » par compression des salaires et réduction des cotisations sociales versées par le patronat. Économiste et juriste, Philippe Arondel dénonce ces mesures coûteuses et inefficaces et propose une nouvelle politique pour la France et pour une Union européenne protégée et rénovée.

Royaliste : Lorsqu’on observe l’évolution de la répartition des salaires dans la valeur ajoutée sur une longue période, on constate une progression régulière de la fin des années 1950 jusqu’au tournant des années 1980, puis une chute très nette (autour de 10 points) entre 1983 et 1990, suivie d’une quasi-stagnation jusqu’à aujourd’hui. Comment en est-on arrivé là ?

Philippe Arondel : Trois éléments permettent, à mon sens, d’expliquer ce partage tout à la fois inéquitable et économiquement malthusien. Le premier est d’ordre historique : c’est la suppression, au début des années 1980, de l’indexation des salaires sur les prix. Interdite par Antoine Pinay en 1959, cette indexation se retrouva officieusement légalisée, dans la foulée de mai 1968, dans un certain nombre de conventions collectives… nouveau rapport de force social oblige ! Couplé à une redistribution systématique des gains de productivité, c’est ce mécanisme de diffusion quasi automatique qui permet de comprendre comment, durant l’ère des Trente Glorieuses, les salaires ont pu croître de façon régulière et massive. Durant le septennat giscardien, Raymond Barre avait essayé – mais sans succès, c’est le moins que l’on puisse dire ! – de briser, ce qu’il appelait, dans son langage libéral, « des rigidités excessives »…

Royaliste : Curieusement, c’est avec l’arrivée de la gauche au pouvoir que va se produire ce que l’on peut appeler un changement de cap radical !

Philippe Arondel : Il a fallu, effectivement, attendre la césure historique des années 1982/1983 pour qu’intervienne le blocage des rémunérations et la fin de l’échelle mobile des salaires. Depuis les lois Auroux, le Code du Travail interdit de faire référence, dans les conventions ou accords collectifs de travail, à une indexation automatique des salaires, notamment sur le Smic. Force est bien de constater que, depuis ce tournant majeur… et passablement désastreux, la négociation salariale est devenue une sorte d’exercice de style vide, un rendez-vous presque sans objet…

Le résultat est grosso modo toujours le même : une augmentation des salaires qui se situe un peu en deçà de l’inflation et qui est étalée en trois ou quatre fois sur l’année… Quant aux gains de productivité, qui avaient été au cœur de la dynamique progressiste de l’ère fordienne, ils ne sont quasiment plus redistribués, mais captés par le capital… ou par les salariés les plus privilégiés. En fonction de la période de référence retenue (les Trente Glorieuses ou le pic de 1982), on peut estimer que ce sont entre cent et cent soixante milliards d’euros qui ont été perdus pour les salariés, la consommation… et donc l’emploi.

Royaliste : La hausse du chômage à partir du milieu des années 1970 n’a-t-elle pas eu un effet négatif sur les salaires ?

Philippe Arondel : C’est une évidence. À partir de la fin des années 1970, on assiste, en effet, à une montée en puissance du chômage. Pour doper la machine à créer des emplois, tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur idéologique, essayent, à marche forcée, de faire advenir au réel le fameux théorème de Schmidt : « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Pour dire les choses crûment, la rentabilité du capital redevient un objectif phare des stratégies gouvernementales, avec les merveilleux résultats que l’on connaît : une explosion éhontée des profits, des investissements aux abonnés absents… et des emplois sacrifiés sans compter ! En fait, tout semble s’être passé comme si le théorème de Schmidt, d’une certaine cohérence sur le papier, avait surtout servi de leurre idéologique pour justifier des reculs sociaux d’envergure.

La baisse des cotisations sociales – des cotisations injustement qualifiées de charges par les économistes libéraux – a également joué un rôle crucial dans la mise en œuvre des logiques de déflation salariale. C’est à partir de 1993 que l’on lance sur les fonts baptismaux le grand chantier des exonérations de charges sociales… au prétexte – qui peut sembler, en théorie du moins, fondé – de défendre et d’accroître l’emploi peu qualifié. Là aussi, les conséquences de cette démarche faussement réaliste, indigne à dire vrai d’un pays développé, ont été scandaleuses, puisque l’on a vu se développer, de façon quasi exponentielle, une multitude d’emplois sous qualifiés, mal payés… et parfois, par un effet pervers peu maîtrisé, alloués à des salariés qualifiés.

Cette politique éthiquement contestable s’avère de plus, au plan stricto sensu comptable, d’un coût faramineux… puisqu’elle peut approcher, certaines années, les trente milliards d’euros ! Toutes ces dérives – que nul d’ailleurs, malgré quelques petites phrases politiciennes vites oubliées, ne songe à mettre en cause – participent, par ailleurs, d’une reconfiguration drastique du mode de financement traditionnel de notre protection sociale, en le faisant passer d’une philosophie bismarckienne – fondée sur les cotisations – à une philosophie beveridgienne assise sur la fiscalisation.

Royaliste : Les moyens mis en œuvre pour ramener sur le marché du travail les chômeurs et pour lutter contre la pauvreté comme le revenu de solidarité active (RSA) ou la prime pour l’emploi (PPE) ne contribuent-ils pas, eux aussi, à tirer les salaires vers le bas ?

Philippe Arondel : Il est toujours, il faut l’avouer, très délicat d’aborder cette question… dans la mesure où nombre de nos compatriotes bénéficient de ces mesures, de tonalité quelque peu blairiste, alliant le pire et le meilleur. De quoi s’agit-il ? Pour inciter les chômeurs et ceux que l’on nomme les grands exclus à revenir sur le marché du travail – et parfois, hélas, à n’importe quel poste et à n’importe quel prix – l’État a décidé de prendre en charge une partie de leur salaire pour qu’ils bénéficient d’un revenu légèrement supérieur à celui auquel ils pourraient prétendre s’ils étaient payés au prix du marché.

Moralement justifié au nom d’une certaine défense du bien commun, de l’équité sociale la plus élémentaire, ce souci plus que compréhensible débouche, qu’on le veuille ou non, sur un monstre théorique et pratique : le libéral-étatisme. Il revient, en effet, à faire supporter par la solidarité nationale la partie du salaire que les entreprises ne peuvent ou refusent de payer ; il crée un marché du travail parallèle pour les désaffiliés dont a si bien parlé le sociologue Robert Castel ; il permet de contourner le Smic.

Royaliste : Venons-en à votre troisième élément d’explication…

Philippe Arondel : C’est l’influence délétère de la construction européenne. Certes, les salaires ne relèvent pas du champ communautaire, mais les choix de stratégie économique avancés par Bruxelles poussent à mettre en œuvre des politiques d’austérité ou de modération salariale. Dans son testament politique – le Livre blanc de 1993 – Jacques Delors a mis l’accent, sans doute le premier au plan européen, sur la nécessité de déconnecter la progression des salaires des gains de productivité afin de relancer l’investissement et de créer de l’emploi… Théorème de Schmidt, quand tu nous tiens… !

Royaliste : Dans votre livre, vous évoquez également le rôle néfaste joué par la Cour de justice des communautés européennes (CJCE). Quel rapport avec les salaires ?

Philippe Arondel : Lorsque la CJCE est saisie sur ces questions, elle conforte presque toujours les pratiques de dumping salarial au sein de l’Union européenne. On peut citer, par exemple, le cas emblématique des travailleurs détachés… dont le respect des droits est de plus en plus mal garanti, en raison d’une jurisprudence antisociale de la CJCE qui interprète a minima la directive de 1996 supposée les protéger.

Tout aussi grave : la Cour cherche, par tous les moyens, à restreindre les modes d’intervention des syndicats lorsqu’ils se trouvent confrontés à des cas avérés de dumping social. Elle pénètre, ainsi, sur le terrain des droits nationaux sous prétexte que les quatre libertés fondamentales inscrites dans les Traités européens (libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux) peuvent être remises en cause par les syndicats. Ces jugements répétés font voler en éclat cette baudruche que l’on appelle l’Europe sociale.

Royaliste : Quelles propositions faites-vous pour inverser la tendance ?

Philippe Arondel : Au plan national, il me paraît des plus urgent de recréer un espace de dialogue et de décision où les forces vives de la nation, dans une conflictualité transparente et maîtrisée, puissent débattre librement de l’affectation de la richesse nationale, d’une nouvelle sorte de politique des revenus. Bref, il faut inventer une nouvelle planification française… pour temps de mondialisation débridée !

Au plan européen, la priorité est à la construction d’un véritable syndicalisme capable de peser sur les eurocrates plutôt que, comme la CES actuelle, d’y être servilement soumis. Le processus de Doorn, lancé il y a quelques années par des syndicats du Benelux, d’Allemagne et de France, doit être impérativement revivifié afin d’empêcher que les États européens jouent, les uns contre les autres, dans une stratégie suicidaire de nivellement social par le bas, la carte du dumping salarial échevelé. Lorsque l’on se reporte aux récents accords passés dans la métallurgie allemande, tout reste à faire…

Au plan mondial, enfin, je pense qu’il est plus que souhaitable que nous faisions le choix d’un néo-protectionnisme, dit parfois altruiste, permettant de conditionner la signature des accords commerciaux internationaux au respect scrupuleux des normes sociales fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT) : interdiction du travail forcé des enfants, liberté syndicale… Il ne s’agit, en aucune façon, comme le dénoncent un peu vite, dans une unanimité étonnante, nos ultra-libéraux et nos néo-gauchistes contemporains, de défendre les privilèges des pays riches, mais bien plutôt de faire en sorte que, par la mise en place de ce que l’on pourrait appeler des écluses sociales – terme sémantiquement plus neutre -, certaine concurrence déloyale mondiale ne débouche tout à la fois sur une exploitation atroce des pauvres du Sud et une hémorragie d’emplois dramatique au Nord.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 967 de « Royaliste » – 5 avril 2010.

Philippe Arondel – « Salaires, les jeux sont faits ? », coll. Arguments, Bureau d’études de la CFTC.

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