Une fraternité effective

Jan 27, 2025 | Res Publica | 2 commentaires

 

 

Dans la société des individus analysée par Marcel Gauchet, tout le monde n’a pas envie d’être individualiste. Dans la France archipellisée décrite par Jérôme Fourquet, tout le monde ne partage pas le mode de vie américanisé qui est favorisé par la prétendue “société de marché”. Une nation ne bascule jamais tout entière dans une nouvelle normalité culturelle et idéologique. La dynamique d’ensemble, individualiste et néolibérale, ne détruit pas les habitudes, les comportements et les aspirations de millions de citoyens.

Il n’y a pas lieu d’opposer deux France, l’une réactionnaire, l’autre progressiste. La fin de la structuration religieuse de notre société a entraîné des changements irréversibles dans les esprits, dans les rituels collectifs comme dans les familles, sans qu’on assiste à un éclatement social généralisé. Pour faire court, le comportement des jeunes cyclistes en milieu urbain donne une expérience immédiate de l’anomie – de l’indifférence résolue à la loi – mais les mêmes et leurs victimes potentielles fêtent Noël en famille sans pour autant aller à la messe.

Le même paradoxe s’observe à l’échelle de la nation. Les attitudes égoïstes dans le domaine privé comme dans la vie publique sont possibles en raison des forces collectives qui se conjuguent pour empêcher que la société ne s’effondre dans la guerre de tous contre tous. Malgré les attaques portées par les néolibéraux, malgré les corporatismes, il reste assez de serviteurs de la nation pour accomplir les missions de l’Etat, assurer le fonctionnement des services publics et la protection sociale. Malgré les bas salaires et les mauvaises conditions de travail, il y a d’innombrables ouvriers et employés de la maintenance qui assurent, jour et nuit, la sécurité, le confort et les loisirs de tous.

La conjonction de la puissance publique et des classes laborieuses ne suffirait pas à empêcher la dislocation de notre société. Il faut que la nation puisse compter sur l’engagement bénévole de 12 à 15 millions de citoyens qui consacrent du temps et de l’argent à des tâches d’intérêt général dans des associations caritatives, sportives, écologiques, professionnelles et dans les syndicats… Cette fraternité effective est indispensable au renforcement des liens sociaux et, souvent, à la survie de concitoyens frappés par la misère. Cette fraternité visible, mesurable par le nombre de donateurs et d’adhérents, n’est pas à célébrer comme une vertu, à des fins d’édification morale, avant de vaquer à ses occupations. Le bénévolat démontre, au rebours des thèses néolibérales et de la morale utilitariste, qu’il existe dans toutes les sociétés, y compris les plus modernes, une économie du don qui fluidifie les rapports sociaux et les échanges économiques.

On ne saurait cependant s’en tenir au constat éminemment positif de l’engagement bénévole. Dans son article conclusif sur la nébuleuse écologiste (page 12) François Gerlotto note qu’un million de nos concitoyens participent activement au combat pour la défense de l’environnement alors que l’on compte quelques milliers de militants dans les partis écologistes. Ceux-ci n’en sont guère troublés puisque leurs maigres effectifs permettent d’obtenir, parfois, de bons résultats électoraux. Le même constat peut être fait pour les partis socialiste et communiste : pourquoi si peu de militants alors que d’innombrables citoyens luttent quotidiennement pour la justice sociale ?

On pourrait dire : à chacun son domaine et tout le monde se retrouve le jour des élections ! Cette répartition des tâches serait concevable si les partis politiques de gauche formaient des avant-gardes respectées, alors qu’ils souffrent du même discrédit que les formations de droite. Au Parlement, au gouvernement, dans la presse nationale, on se préoccupe des associations caritatives ou écologiques pour récupérer des voix mais leurs propositions pèsent peu au regard des normes budgétaires imposées par Bruxelles et des réactions des marchés financiers. Quant aux syndicats, nous savons que leurs mobilisations massives ne font plus bouger les gouvernements depuis bientôt quinze ans.

Il ne s’agit pas de remettre au goût du jour la métaphore du “pays réel” contre le “pays légal” puisque le bénévolat s’inscrit dans la légalité républicaine – qui devrait être beaucoup plus fidèle aux principes de la République. L’idéal de fraternité doit recevoir de nouvelles applications concrètes. L’exigence d’égalité peut engendrer de nouvelles politiques publiques. Tout en restant attentifs aux paradoxes de notre société, il faudrait s’appuyer sur l’impressionnante dynamique sociale qui nous permet de survivre au néolibéralisme et à l’inertie des élites – qui reprennent en ce moment le mythe de la France paresseuse afin de faire retomber le poids de leurs échecs et de leurs fautes sur le peuple français.

La mobilisation des énergies citoyennes pour la reconstruction du pays ne se fera pas à l’appel d’un tribun. Elle pourra s’accomplir par la médiation de nouveaux partis politiques, par la planification démocratique et la participation des citoyens aux entreprises que la nation aura décidé de se réapproprier.

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Editorial du numéro 1293 de « Royaliste » – 27 janvier 2025

 

 

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2 Commentaires

  1. RR

    « Dans la société des individus analysée par Marcel Gauchet, tout le monde n’a pas envie d’être individualiste. »

    Il n’en reste pas moins que le Français est individualiste par nature. De ma part ce n’est pas un reproche pas plus qu’un compliment, c’est une constatation. C’est d’ailleurs pour cela que la société fasciste pas plus (et heureusement) que la communiste ont toujours été massivement rejetées

     » il reste assez de serviteurs de la nation pour accomplir les missions de l’Etat, assurer le fonctionnement des services publics et la protection sociale. »

    Ne nous leurrons pas, la perspective du chômage fait que pour l’éviter et « être tranquilles », de nombreux Français optent pour la sécurité de l’emploi.

    « Malgré les bas salaires et les mauvaises conditions de travail, il y a d’innombrables ouvriers et employés de la maintenance qui assurent, jour et nuit, la sécurité, le confort et les loisirs de tous. »

    Là-aussi, la crainte d’être sans ressources fait que beaucoup acceptent des emplois où ils sont exploités, du fait d’une politique ultra-libérale.

    « (…) les partis écologistes »

    L’écologie n’est souvent ici qu’un prétexte (leur programme est bien souvent absurde même en la matière)? Ce sont des partis généralement dirigés contre l’ordre naturel proches en ce domaine de l’extrême gauche.

    « Quant aux syndicats, nous savons que leurs mobilisations massives ne font plus bouger les gouvernements depuis bientôt quinze ans. »

    La CFDT en bon syndicat jaune est toujours là pour neutraliser le mouvement et collaborer avec le pouvoir en place.

     » (…) élites – qui reprennent en ce moment le mythe de la France paresseuse afin de faire retomber le poids de leurs échecs et de leurs fautes sur le peuple français. »

    Avant de traiter les Français sans emploi de paresseux, que ces pseudos élites commencent par donner l’exemple en travaillant eux-mêmes elles qui n’ont la plupart du temps jamais rien f… de leur vie.

    « La mobilisation des énergies citoyennes pour la reconstruction du pays ne se fera pas à l’appel d’un tribun. Elle pourra s’accomplir par la médiation de nouveaux partis politiques, par la planification démocratique et la participation des citoyens aux entreprises que la nation aura décidé de se réapproprier. »

    En effet, de toutes façons il n’y a guère de tribun qui se présente à nous. De fait, je suis assez d’accord avec votre conclusion.

  2. Luc Laforets

    J’avais évoqué la Fraternité et la possibilité de sa première instanciation républicaine véritable dans l’émission « Mercredis de l’Espoir du 10 mars 2021 : Liberté, Egalité, Fraternité. La Nation Indépassable. » (ici https://1p6r.org/1p6r/les-mercredis-de-lespoir/mercredis-de-lespoir-20210310/).
    Votre article y apporte une dimension qui m’avais échappée, celle du bénévolat.