Enfant de la guerre, Roland Castro a vu comme moi les villes largement détruites – j’étais à Evreux à partir de 1947 -, les chemins dans les ruines, les baraquements de l’époque où il y avait encore des tickets d’alimentation – puis les progrès visibles, même pour un enfant. De grands bâtiments sortaient de terre, des quartiers se reformaient, avec des boutiques neuves et des 2CV Citroën ou des 4CV Renault qui se garaient devant. Les plus aisés des citadins avaient des réfrigérateurs et les passants s’arrêtaient devant la vitrine du marchand de télévisions pour regarder des fragments d’émission dont le son ne nous parvenait pas. De manière très concrète, on voyait, on touchait l’expansion économique et l’amélioration rapide des conditions de vie selon l’idéal d’égalité que les grands ensembles semblaient dessiner (1). Plus tard, à l’époque de “Moulinex libère la femme”, la promesse d’une vie confortable était, pour beaucoup, entrée dans la réalité.

Cette expérience tangible d’une modernisation qui nous rapprocherait toujours plus du modèle américain a longtemps empêché de voir ce qui n’allait pas dans l’urbanisme des Trente Glorieuses : l’uniformisation des logements désignés comme des “cellules”, la disparition de la rue, le relâchement des liens sociaux… Comme l’écrit Roland Castro, le nouveau territoire urbain “ne commence à être vu qu’au moment où s’organise la fuite de tous ceux qui veulent et peuvent les quitter. A telle enseigne qu’aujourd’hui les grands ensembles, qu’on a vus, apparaissent comme le réceptacle d’une population captive. En voyant ces espaces sans dedans ni dehors, sans bas ni haut, sans devant ni derrière, tous ces espaces transparents qui ne laissent pas place à l’ombre, ces espaces anti-urbains, on a compris qu’on avait perdu le charme de la rue, le secret et la dérive de la promenade au profit d’une rationalité concentrationnaire” (2).

Cette bévue monumentale est-elle à porter au discrédit de la République gaullienne ? Roland Castro l’écrit (3), sans ignorer que l’urbanisme fonctionnaliste s’est répandu dans le monde entier : en Union soviétique par exemple, on construit d’innombrables khrouchtchevka qui ressemblent fort à nos F3 des années soixante, à cette différence près que leurs fenêtres donnent sur les arbres et les jardins situés au milieu des groupes d’immeubles car les citoyens soviétiques n’avaient pas d’automobile à garer. Les gouvernements de la Vème République n’ont pas fait mieux que ceux des pays voisins ou lointains. Au ministère de la Culture, André Malraux s’est plus consacré à la rénovation et à la réhabilitation du patrimoine qu’à l’urbanité et n’a pas vu les conséquences négatives des thèses de Le Corbusier, qu’il tenait en haute estime…

Une nouvelle politique urbaine aurait pu voir le jour après la victoire de François Mitterrand en 1981. L’impulsion vint de Roland Castro, qui lança le mouvement Banlieues 89 avec Antoine Grumbach, Michel Cantal-Duparc, Hélène Bleskine, Jean-Paul Dollé… Sous l’égide du nouveau président de la République, le mouvement devint en 1983 une mission interministérielle qui sut allier la réflexion intellectuelle, le lancement de projets et la réalisation architecturale. “Lorsqu’à Enghien, à la fin 1985, nous avons rassemblé deux cent cinquante projets, deux cent cinquante villes, le Grand Paris, dix ministres, le Premier ministre et le président de la République, nous avons eu le sentiment d’avoir remué d’énormes montagnes, et nous fûmes persuadés que s’ouvrait autour de la question urbaine un boulevard pour réveiller l’enthousiasme et le projet dans la société française” (4).

L’enthousiasme militant fut confronté aux complexités administratives et aux luttes intestines de la gauche, il y eut encore des moments d’espoir en décembre 1990 lors des assises de Bron (5) mais le ministère de la Ville créé quelques jours plus tard fut confié à Michel Delebarre. On procéda dès mars 1991 à la liquidation discrète de la mission interministérielle et on retourna à la basse politique médiatique en nommant Bernard Tapie ministre de la Ville dans le gouvernement Bérégovoy en avril 1992. Ce voyou en col blanc fut obligé de démissionner à la suite d’une mise en examen mais un non-lieu lui permit de retrouver ses fonctions en décembre 1992, dans la période de débandade qui annonçait la défaite de la gauche aux élections législatives de mars 1993. Comme dans tous les autres domaines, la gauche avait renoncé depuis le “tournant de la rigueur”, dix ans auparavant, à changer la vie dans les villes et dans leurs banlieues.

Blessé par l’arrogance brutale des socialistes, Roland restait persuadé que Banlieues 89 avait joué un rôle fondateur et mobilisateur, qui serait repris dans l’avenir si l’on retenait quatre leçons : “le projet urbain précède la structure” ; les projets ne doivent pas être pensés comme des projets architecturaux mais comme des scénarios urbains ; ils doivent être “guidés par l’idéologie du luxe : rien n’est trop beau pour les endroits les plus perdus” ; ils doivent enfin “être d’une facture et d’une consistance qui les identifie au centre. La centralité n’est pas réservée au centre” (6).

De droite ou de gauche, les gouvernements qui se succédèrent après 1993 ignorèrent résolument ces leçons mais, dans l’oligarchie et dans les médias, on ne cessa de se déclarer douloureusement surpris du tour sans cesse plus violent que prenait la crise urbaine.

(à suivre)

***

1/ Il y avait encore beaucoup de bidonvilles et j’avais, par ma mère magistrat, des échos de la misère et des violences dans les campagnes.

2/ Roland Castro, Civilisation urbaine ou barbarie, Plon, 1994, p. 31.

3/ Roland Castro me disait en riant que de Gaulle ne se souciait pas de l’urbanisme car c’était un militaire, toujours satisfait quand il pose son sac dans n’importe quel abri

4/ Roland Castro, Civilisation urbaine… op.cit. p. 122.

5/ Cf. sur ce blog : https://www.bertrand-renouvin.fr/aux-assises-de-banlieue-89/

6/ Roland Castro, Civilisation urbaine… op. cit. p. 124-125.

 

Partagez

1 Commentaire

  1. Matthias Jean ROSER

    Merci de votre article sur le blog. Effectivement, la passivité des gouvernements successifs reste inexcusable et dangereux pour le pays entier. Je me permets quelques commentaires :

    Suite à mes recherches sur le mouvements architecturaux effectuées entre 1980-2010, j’aimerais vous faire part de quelques remarques. D’abord, il faut constater un aveuglement idéologique : on admire Le Corbusier qui néanmoins a grandement sympathisé avec le fascisme (cf. Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/05/14/le-corbusier-ou-le-corps-ecrase_4633491_3232.html et autres). En plus il faut comparer ses créations urbanistiques avec celles du nazisme ( cf. Prora : https://fr.wikipedia.org/wiki/Prora ) et se demander en quoi il est possible de constater une différence. Son confrère Ludwig Mies van der Rohe, tout particulièrement admiré par beaucoup d’architectes contemporains lui aussi, a joint Le Corbusier dans sa volonté de s’approcher du IIIe Reich (cf. https://www.theguardian.com/artanddesign/2002/nov/30/architecture.artsfeatures ; https://de.wikipedia.org/wiki/Ludwig_Mies_van_der_Rohe#Ende_der_Republik_und_Nationalsozialismus ).

    Quant aux « quartiers », selon moi, les mouvements modernistes n’ont rien contribué à créer un cadre de vie de qualité. Même au contraire, ils ont livré à titre gratuit un argument aux capitalistes. Tout le monde était heureux sauf les habitants. Côté socialisme : Je viens de visiter une nouvelle ville de la RDA qui m’a profondément choqué : le même schéma mais étiqueté de « progrès socialiste ». Et néanmoins, il existent des concepts depuis longtemps… qui se heurtent aux contraintes budgétaires (On peut se poser la question si la situation actuelle ne coûte pas beaucoup plus chère que des quartiers de haute qualités). Les fameux « garden cities » anglaises (Cités-jardins) du début du XXe s. vont dans ce sens (cf. Ebenezer Howard, 1898). Entre 1900 et les années trente on voit pousser de tels quartiers en « Mitteleuropa » (p.ex. la fameuse cité « Mathildenhöhe » de Krupp à Essen en Rhénanie ; cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cit%C3%A9-jardin ). Les cités-jardins réalisées en France dans l’entre-deux-guerres ont souvent mis un accent assez différent (Importantes constructions à plusieurs étages, donc des unités trop grandes pour présenter tous les avantages inhibant à l’idée originale). Aujourd’hui, les jardins participatifs vont un peu dans la même direction avec l’avantage qu’il est souvent plus facile et moins coûteux de les réaliser.

    Mais finalement qu’attendons-nous de dirigeants comme Macron ou Scholz ? Le premier tourne sa tête vers les start-ups et les américanismes tant idéologiques que linguistiques, le deuxième se moque des électeurs de l’AfD avec l’effet d’augmenter la popularité de la droite.