Le samedi 10 décembre, l’Amicale de Mauthausen a organisé une conférence-débat à laquelle j’ai été invité à participer en compagnie de Guy Dockendorf, président du Comité international de Mauthausen, Jacques Rupnik, professeur à Sciences Po Paris et Jacques Ténier, conseiller-maître à la Cour des comptes. Sous la présidence de Claude Simon, nouveau président de notre Amicale, nous avions à réfléchir ensemble sur le thème suivant : Le Serment de Mauthausen, le 10 mai 1945, condamne les “excitations nationalistes” et proclame “la valeur de la fraternité humaine”. Quelle pertinence cette leçon tirée des camps nazis a-t-elle dans l’Europe et le monde d’aujourd’hui ?”.
J’ai rassemblé ci-dessous les interventions que j’ai faites dans le cours du débat en les prolongeant par quelques réflexions sur la crise européenne. J’écris bien entendu sous ma seule responsabilité, sans engager l’Amicale à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir.
Le Serment de Mauthausen (1) n’est en rien inactuel lorsqu’il dénonce les “excitations nationalistes”. Il importe cependant d’établir des distinctions entre les formes de nationalismes que nous avons sous les yeux. En France, nous sommes passés d’un nationalisme fondé à la fois sur la peur de l’agression extérieure et de la subvention intérieure par les “partis de l’étranger” à un nationalisme identitaire qui pointe les immigrés. Le lien entre ces deux nationalismes est la conception ethnique de la nation – au mépris de la tradition nationale fondée sur le droit du sol.
La question du nationalisme
A l’Est, le nationalisme se fonde sur l’angoisse de l’émigration (2), qui crée un vide démographique profond. Entre 2000 et 2017, la Bulgarie a perdu plus de 400 000 citoyens, les trois pays baltes plus de 800 000, et la Roumanie plus de deux millions. Avant la guerre, l’Ukraine avait vu partir deux millions de ses citoyens. L’Union européenne, et plus particulièrement l’Allemagne, fonctionne comme une énorme pompe aspirante et l’ultra-concurrence détruit les capacités de résistance.
L’Union européenne et la plupart des gouvernements des Etats-membres condamnent régulièrement le national-populisme mais cette condamnation n’est en rien vertueuse. Nul ne s’interroge sur les responsabilités des organes de l’Union, qui conçoivent puis imposent des normes néolibérales qui détruisent le tissu économique et social. Nul ne remet en cause le discours dominant, fondé sur l’idée d’un “dépassement des nations” par le mouvement de l’histoire qui conduisait à l’édification d’une Europe fédérale. Cela n’a pas empêché Bruxelles de se féliciter de la renaissance ou de la naissance d’Etats nationaux à l’Est et au Sud-Est de l’Europe – à condition que ces nations souveraines se plient aux règles impérieuses de l’Union européenne.
Le thème de “la nation dépassée” a conduit à rejeter d’un même mouvement le nationalisme et le sentiment national… tout en célébrant les vertus du patriotisme. Ce double rejet a été très net et très violent en France, où nous avons vu disparaître le gaullisme et s’affaiblir le communisme. On sait que le Parti communiste a subi les conséquences de la désintégration du bloc socialiste après 1989. Le gaullisme a fait l’objet d’une entreprise de liquidation concertée par les partis de droite après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, les principaux médias et un patronat décidé à défaire le programme économique et social mis en œuvre à la Libération. Une partie de la gauche a collaboré à cette entreprise – Lionel Jospin fut le champion des privatisations – et, après la mise en accusation de la Résistance à la fin du siècle dernier, c’est Jacques Chirac qui a, le premier, officiellement confondu Vichy et la nation française en déclarant que la France avait commis “l’irréparable” lors de la rafle du Vel d’Hiv (3).
Les atteintes subies par le sentiment national en France ont coïncidé avec les atteintes au principe de fraternité en raison des progrès du nationalisme ethno-identitaire. Le gaullisme et, par ailleurs, le Parti communiste qui bénéficiait du vote protestataire, avaient cantonné l’extrême droite dans la marginalité. Le déclin de ces deux familles politiques a redonné aux extrémistes de droite rassemblés dans le Front national la possibilité de progresser. Ils ont investi le champ électoral au moment où le « tournant de la rigueur” de 1983 commençait à produire ses effets et ils n’ont cessé de bénéficier des effets négatifs engendrés par le néolibéralisme.
En Europe, les retrouvailles manquées
Tandis que la France s’engageait de plus en plus nettement dans la normalisation néolibérale, l’effondrement de l’Union soviétique semblait annoncer la réunion des deux moitiés du continent européen. Mais, à l’Est, les nouveaux dirigeants ont immédiatement adhéré aux préceptes du néolibéralisme et les dirigeants français n’ont pas voulu tenter de faire prévaloir le modèle d’économie mixte qui avait permis le redressement du pays mais auquel ils ne croyaient plus.
A l’Ouest, l’Union européenne s’organisait à la même époque dans la négation du principe de justice sociale qui avait inspiré les politiques de l’après-guerre. Puis ses élites décidèrent de nier le résultat négatif du référendum de 2005 en France et aux Pays-Bas. Quatre ans plus tard, le traité de Lisbonne confortait la norme concurrentielle et le caractère anti-démocratique des organes de l’Union. Au début de notre siècle, le passage à l’euro avait déjà annoncé le renforcement de la contrainte salariale et la destruction du tissu industriel français…
A cette logique de l’échec économique et social, aujourd’hui patent, s’est ajouté l’échec du projet de réunion de l’Europe tout entière. Lancé par François Mitterrand, le projet de Confédération européenne n’a pas vu le jour alors qu’il faisait écho au thème de la Maison commune développé par Mikhaïl Gorbatchev. Alors que nous pouvions jeter les bases d’une Europe vraiment européenne, les dirigeants français de gauche puis de droite ont préféré se concentrer sur la très illusoire “intégration européenne. C’est au nom de celle-ci qu’ils ont laissé les Allemands disloquer la Yougoslavie puis participé à la destruction, en 1999, de ce qui restait de la fédération yougoslave.
Au lieu de militer pour un pacte européen de sécurité collective garantissant les nouvelles indépendances, les dirigeants français ont assisté sans mot dire à l’extension de l’Otan avant de rejoindre son commandement intégré. Dès lors, dans le cadre de conflits classiques, la France ne pouvait prétendre qu’au rôle de supplétif, ce qui fut le cas en Afghanistan et en Irak lors des opérations contre L’Etat islamique. Ce qui est le cas en Ukraine.
L’histoire de la marche à la guerre qui a éclaté le 24 février 2022 n’est pas écrite mais on tient aujourd’hui Vladimir Poutine pour le seul responsable de la catastrophe. C’est oublier que les Etats-Unis n’ont pas tenu la promesse d’extension de l’Otan à la seule Allemagne réunifiée. C’est oublier la décision prise en 2002 de déployer en Europe des boucliers anti-missiles. C’est oublier l’invitation lancée par l’Otan à la Géorgie et à l’Ukraine en 2008 et le coup d’Etat accompli en Ukraine sous l’égide des Etats-Unis en 2014 (4). Il faut aussi s’interroger sur les récentes déclarations d’Angela Merkel : pour l’ancienne chancelière, les accords de Minsk furent signés pour “donner du temps” à l’Ukraine, afin qu’elle puisse se renforcer.
Au début de cette nouvelle guerre froide, la France n’a pas voulu jouer le rôle de puissance médiatrice qui aurait pu être le sien. Elle a au contraire suivi la ligne américaine en 2014 et il semble bien qu’elle se soit alignée sur l’Allemagne au lieu de peser de tout son poids pour que les accords de Minsk soient respectés. Après le viol de la souveraineté ukrainienne et l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, la France ne pouvait manquer de condamner cette agression injustifiable mais la livraison d’armes dans le cadre des opérations de soutien montées par l’Otan et les maladresses d’Emmanuel Macron – notamment la diffusion d’une conversation téléphonique avec Vladimir Poutine – ne permettent pas à la France de jouer un rôle décisif dans la médiation entre les belligérants. Nous risquons d’être des acteurs de second ou de troisième rang dans un jeu mené par les Etats-Unis, les Britanniques et les Polonais. Le projet de réunion de l’ensemble des Etats du continent européen s’en trouvera reporté de plusieurs décennies.
Le principe de fraternité
La fraternité (5) est pour nous autres Français plus qu’une valeur, c’est un principe, l’un des trois principes qui forment la devise de la République. Le Serment de Mauthausen célèbre à de nombreuses reprises la Liberté et la justice sociale qui a pour condition l’Égalité. La Liberté et la justice sociale sont reliées aux nations auxquelles appartiennent les déportés. Leur commune épreuve les porte à la fraternité inter-nationale par laquelle l’appartenance nationale est à la fois respectée et transcendée.
Grâce à notre Amicale, nous sommes toujours dans la fraternité, selon la mémoire et selon l’histoire. La transcendance de la fraternité relie les morts, les rescapés et leurs héritiers par un lien sacré. Le sacré n’est pas la foi, ni le religieux, sans que ce type de lien soit exclu. J’observe d’ailleurs que les cérémonies internationales qui commémorent la libération du camp de Mauthausen se déroulent hors de toute présence de représentants officiels de l’Eglise catholique – alors que des solidarités religieuses, pour lesquelles des prêtres et des religieux catholiques jouèrent un rôle actif, ont fortement existé dans les camps.
Cette mémoire non-religieuse est vécue dans une relation étroite aux événements historiques qui ont jeté nos parents dans l’enfer de la déportation. Notre fraternité repose sur le travail de la mémoire personnelle et collective mais il faut aussi que l’histoire nationale et internationale de la Résistance et de la Déportation garde son sens dans notre pays et pour tous les peuples qui furent confrontés à l’entreprise nazie. Nous devons lutter contre les tentatives d’effacement des lieux de notre mémoire, contre les récupérations à des fins de propagande et contre l’indifférence croissante des milieux officiels. Mais ce travail de la mémoire et de l’histoire n’a pas pour but d’entretenir les antagonismes nationaux ou de les réveiller.
L’histoire des survivants de la Déportation et des enfants de Déportés, c’est aussi celle de la réconciliation franco-allemande. Celle-ci a été diversement vécue par ceux qui avaient combattu l’Allemagne. Je pense à Bernard Maingot, récemment disparu, qui est allé en Allemagne après la guerre pour rencontrer des Allemands, parce qu’il ne voulait pas haïr toute sa vie, tandis que Vladimir Jankélévitch jugeait que le pardon était impossible. Nous savons que la réconciliation franco-allemande s’est faite selon le nouveau rapport des forces en Europe et par la volonté éminemment politique des autorités françaises et allemandes qui travaillaient à l’établissement d’une union de l’ouest européen bien différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Cela signifie que, malgré l’extrême violence des conflits et les pires atrocités, il y a toujours la possibilité d’un apaisement. La fin de la Guerre froide, qui avait fortement divisé les Résistants et les Déportés, avait permis des retrouvailles personnelles et collectives et les guerres civiles qui ont ravagé le territoire de la Yougoslavie n’ont pas complètement effacé les liens entre les Slaves du Sud puisque beaucoup cultivent la Yougo-nostalgie et la Tito-nostalgie. Il faut donc espérer que la guerre russo-ukrainienne se terminera, comme toutes les guerres en Europe, par des accords diplomatiques et une réconciliation effective.
Comme les Résistants et les Déportés qui rêvaient d’une Europe réconciliée, comme ceux qui envisageaient une Europe de l’Atlantique à l’Oural en pleine Guerre froide, nous pouvons maintenir les projets et préserver les liens qui permettront la réunion de l’ensemble des Etats européens.
Quelles institutions pour la fraternité ?
Le Serment de Mauthausen exalte la fraternité internationale et l’internationale des associations de Déportés peut maintenir des liens entre tous les gardiens de la mémoire de la Déportation, y compris et surtout s’ils appartiennent aux pays en guerre. Il est à cet égard hautement symbolique que le Comité international de Mauthausen compte parmi ses vice-présidents un Russe et une Ukrainienne. C’est dans le même esprit, délibérément tourné vers un avenir pacifié, que se maintiennent les relations scientifiques et culturelles avec la Russie. Souvenons-nous que, après 1870 et tout au long de la confrontation avec l’Allemagne, Goethe et Kant ont été étudiés dans les universités et enseignés dans les lycées français. Avec la Russie, les échanges culturels sont d’autant plus faciles que la France n’est pas un pays belligérant.
Il est vrai que la fraternité ne peut pas être immédiatement vécue par tous les citoyens. Qu’elle soit monacale, militaire ou militante, la fraternité ne va pas de soi. Dans la nation, elle implique une médiation institutionnelle car la fraternité civique ne va pas sans conflits, de classes et de partis. Dans la vie religieuse comme dans la vie combattante ou militante, la fraternité résulte d’un choix, elle procède d’un acte d’engagement selon un enjeu tragique ou selon la mémoire d’une tragédie – ce qui donne à cet engagement son caractère sacré. “Il n’y a pas de fraternité là où les jeux sont faits”, dit Régis Debray.
Comme la fraternité implique que le groupe fraternel se tienne à distance, discrètement ou secrètement, l’exigence de fraternité internationale conduit à la solidarité internationale qui, comme la fraternité civique, doit s’instituer pour exister. C’est ainsi que le monde libéré des impérialismes allemand et japonais a vu s’organiser les Nations unies qui se sont appuyées sur la Déclaration universelle des droits de l’homme et sur la Déclaration de Philadelphie (6) qui proclame que le travail n’est pas une marchandise et qui affirme que les programmes économiques et financiers doivent être soumis au principe de justice sociale. Il faut aussi se souvenir de la Charte de La Havane, non ratifiée, qui organisait le développement des échanges internationaux en vue du bien-être pour tous les pays et qui récusait la politique d’exportation à outrance. C’est dans le même esprit de solidarité que plusieurs pays ont adopté des plans de Sécurité sociale dans le cadre d’économies dirigées par l’Etat.
La solidarité nationale et internationale ainsi mise en œuvre a été contestée puis méthodiquement défaite par les politiques néolibérales au nom d’une idéologie qui récuse le principe même de la justice sociale. Mais il est toujours possible de reprendre le mouvement de 1945. Il n’est certes pas question de retrouver le régime de croissance de l’époque des Trente Glorieuses – l’urgence écologique implique d’autres modes de développement – mais il faut s’appuyer, pour prendre un nouvel élan, sur le socle des principes proclamés en 1945 pour établir, contre les systèmes de domination, les nouvelles modalités de la solidarité nationale et de la coopération entre les nations.
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(1) le site de l’Amicale de Mauthausen : https://campmauthausen.org/
(2) Ivan Krastev, Stephen Holmes, Le moment illibéral, Fayard, 2019.
(3) Bertrand Renouvin, Vichy, Londres et la France, Le Cerf, 2018.
(4) Jean-Robert Raviot, “La nouvelle Guerre froide”, https://www.fondation-res-publica.org/La-nouvelle-guerre-froide_a1535.html
(5) Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2009.
(6) Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, La justice sociale face au Marché total, Le Seuil, 2010.
« c’est Jacques Chirac qui a, le premier, officiellement confondu Vichy et la nation française en déclarant que la France avait commis “l’irréparable” lors de la rafle du Vel d’Hiv (3). »
C’est vraiment très regrettable que vous ne puissiez pas rétablir cette vérité devant les Français à la télévision (et même dans les établissements scolaires). Tout était toujours bon pour salir notre pays avec Jacques Chirac ; ce n’est pas mieux avec ceux qui lui ont succédé.