Comme les apparences sont trompeuses ! Le sens de la discipline et l’esprit de sérieux des Allemands, les impressionnantes compétences des bureaucrates de la Commission européenne et des gestionnaires de la “monnaie unique”, ajoutés au sens politique que l’on prête aux principaux dirigeants européens, devraient aboutir à une conduite rigoureuse des affaires de l’Union, dans le respect des dogmes proclamés et le culte de la solidarité des Etats-membres.
On s’étonne que ces hauts personnages, appuyés sur de nombreux rapports et bénéficiaires des avis des cabinets de conseil soient à ce point surpris et désorientés par le cours des événements. En 2008, personne n’a vu venir la crise des subprimes. En 2010, personne n’a vu venir la crise de l’euro et on s’étonna de l’hystérie spéculative des “marchés”. En 2014, la “myopie géopolitique” (1) de l’Union européenne a empêché de mesurer les conséquences de l’accord d’association proposé à l’Ukraine…
Quand l’addition des actes manqués, des improvisations, des arrangements et des illusions sur fond de méconnaissance de l’histoire des nations et des relations internationales provoque une crise, les dogmes réputés intangibles et les principes moraux de “l’Europe” sont jetés à la fosse commune, avec en guise de fleurs quelques morceaux de langue de bois.
Le dogme qui interdit à une Banque centrale de subventionner un État a été mis de côté le 10 mai 2010 lorsque la Banque centrale européenne a annoncé qu’elle achèterait des obligations d’Etat – mais indirectement, sur le marché secondaire – pour casser la spéculation financière et pour éviter le naufrage de la zone euro (2). Le dogme qui interdit la création monétaire – la dénonciation de la fameuse planche à billets – fut définitivement abandonné par la Banque centrale européenne en 2015 lorsque celle-ci décida de recourir à ce qu’on appelle pudiquement une “politique monétaire non-conventionnelle” qui se traduisit par de non moins pudiques “assouplissements quantitatifs” (3) qu’on évoque souvent sous leur dénomination anglaise (Quantitative easing) pour mieux masquer le viol des grands principes (4). Un viol en réunion, cela va sans dire…
La solidarité morale qui est censée lier les Etats-membres n’est pas mieux honorée. En novembre 2003, alors que l’Allemagne est menacée d’une procédure pour déficit excessif par la Commission, le ministre des Finances allemand, Hans Eichel, déclare que “[le Pacte de stabilité] n’a jamais été conçu pour s’appliquer à l’Allemagne” (5). Est-il besoin de rappeler que, sur sa sortie du nucléaire comme sur sa politique migratoire, Berlin a pris soin de ne pas consulter ses partenaires ?
On pourrait multiplier les exemples des incohérences, des inconséquences et des affabulations d’une “Europe” qui subsiste, sous la tutelle des Etats-Unis, par une hyperinflation normative (6) dans laquelle baigne une oligarchie travaillée par les rivalités nationales et condamnée à l’improvisation permanente…
Or il faut s’y résigner : les efforts de compréhension de l’Union européenne laissent toujours d’immenses zones d’opacité – le rôle des groupes de pression, la structure privée parasitaire qui récupère maints crédits européens, etc. – mais les fragments qu’on porte à la lumière permettent d’évoquer l’énigme centrale de cette étrange construction : si ça ne marche pas, comment ça tient ?
La question n’est pas théorique puisque de nouvelles improvisations risquent de nous précipiter dans de nouvelles crises. Ainsi, l’entrée de l’Ukraine dans l’Union, qui est présentée comme moralement souhaitable et, à terme indéfini, inévitable, pose des problèmes qui sont déjà repérés mais qui ne seront pas résolus en raison de leur extrême complexité : il faudrait par exemple revoir l’ensemble de la Politique agricole commune et, pour aider l’Ukraine, un certain nombre de pays – par exemple la Pologne -, deviendraient contributeurs au budget de l’Union au lieu d’en recevoir des crédits (7). On “avancera” tout de même, sans savoir où l’on va et sans que les réformes internes, si elles ont lieu, soient soumises à l’approbation des peuples concernés.
En exergue de son livre, Luuk van Middelaar cite Marcel Gauchet : “La vérité est que les Européens ne savent pas ce qu’ils ont bâti”. Dès lors, pourquoi les principaux dirigeants de l’Union restent-ils enfermés dans ce labyrinthe ? Acceptant tous les bricolages et tous les reniements, ils ne peuvent plus croire à ce qu’ils font. Ce sont des fonctionnaires d’une croyance qui fonctionne encore dans les médias et dans les appareils politiques, sur le mode de la litanie. Veulent-ils du moins “sauver l’Europe” pour nous éviter le retour des nationalismes ? Comme si l’Union européenne ne fonctionnait pas depuis sa création avec le nationalisme allemand, le nationalisme polonais, le nationalisme hongrois ! Comme si la logique de privatisation, les conséquences du libre-échange et les mesures anti-sociales qui figurent dans la panoplie bruxelloise n’engendraient pas, depuis trente ans, des réactions populistes : toujours plus d’Europe pour éviter le populisme qu’engendre la politique économique et monétaire de l’Union ! Le cercle est parfaitement vicieux.
Pour expliquer l’obstination des dirigeants ouest-européens, Luuk van Middelaar évoque la “dépendance au sentier” (il est plus chic d’écrire path dependance) qui est une réaction conservatrice. Il est vrai qu’il est difficile d’avouer qu’on s’est complètement trompé quand on ne veut surtout pas prendre de nouveaux chemins – je pense au chemin confédéral. Quel que soit le système, ses mécaniciens ont intérêt à le faire fonctionner mais, dans l’Union européenne, le jeu des acteurs dépasse le simple carriérisme. Ce qui lie les banquiers centraux, l’oligarchie politique, les membres du réseau transnational technocratique, les petites mains bureaucratiques, les ténors du Parlement européen et les journalistes accrédités, c’est la conviction, servie par la dogmatique libérale, qu’il faut préserver à n’importe quel prix et par tous les moyens de contrainte le cœur financier qui a permis l’enrichissement de quelques-uns et qui promet ou semble promettre l’enrichissement de quelques autres (8).
La déraisonnable “construction européenne” recèle donc une raison éminente – mais inacceptable.
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1/ L’expression est de Luuk van Middelaar, qui observe qu’à Bruxelles avant 2014 “l’insouciance stratégique marchait main dans la main avec l’inaction géopolitique”. Cf. Quand l’Europe improvise, Dix ans de crises politiques, Gallimard, Le Débat, 2018, page 82 de l’édition numérique.
2/ Le détail des négociations est raconté par Luuk van Middelaar dans l’ouvrage précité, pages 55 et suivantes.
3/ Pour réduire les écarts de taux d’intérêt entre les Etats-membres, la BCE achète massivement des titres publics.
4/ Cf. David Cayla, Déclin et chute du néolibéralisme, Ed. De Boeck Supérieur, 2022 : “La généralisation des politiques d’assouplissement quantitatif”, pages 186 et suivantes.
5/ Cf. Jean Quatremer, Il faut achever l’euro, Calmann-Lévy, 2018, pages 452 et suivantes.
6/ Cf. Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.
7/ Cf. Le Financial Times du 6 août 2023 : The “monumental consequences” of Ukraine joining the UE.
https://www.ft.com/content/744078f2-0895-44d9-96f9-701c13403df0
8/ Cf. les contributions de Frédéric Farah et Jérôme Maucourant dans l’ouvrage collectif Dette et politique, sous la direction de Stavroula Kafallonitis, Presses universitaires de Franche-Comté, 2022. Les deux auteurs présentent les thèses de Jeffrey Winters sur la “défense de la richesse”. Voir aussi, sur ce blog, mon entretien avec Frédéric Farah : https://www.bertrand-renouvin.fr/lordre-inegalitaire-de-la-dette-entretien-avec-frederic-farah/
Les institutions fédérales bombent le torse mais tant que l’Europe ne saura pas se défendre militairement sur ses propres deniers, elle restera la « fille à tout le monde ». Cette souveraineté essentielle – entrer ou pas en guerre – est la condition sine qua non de l’avenir des pays européens libres et prospères dans le futur.
Cette défense indépendante, forcément en coalition continentale, obligera à saquer les modèles sociaux extravagants en vigueur mais tellement démocratiques qu’au fond du trou, les peuples en redemandent. Cette austérité, la vraie austérité, ramènera les nations sur leurs fondamentaux, loin des nuées de la Commission qui se prend de plus en plus pour un Etat, bien aidée en cela par des chefs d’Etat en quête d’idées pour leur propre pays.
L’européanisation des défis est une facilité dont ne se prive pas M. Macron, qui nous dévoile chaque fois sa vacuité.