La Révolution française est toujours à redécouvrir dans la critique de ses interprétations, qui conduit à de nouveaux questionnements. Ainsi, Jean-Clément Martin reprend l’historiographie des événements de juillet 1789 et en propose une nouvelle lecture, centrée sur les mésaventures de l’autorité.
Les historiens ne se contentent pas de “faire de l’histoire”. Ils font l’histoire, dans la mesure où ils s’ingénient à établir les faits dont ils donnent nécessairement des interprétations. La diversité des récits et leurs contradictions peuvent conduire à l’idée, désolante, d’une vérité inatteignable. Mais la vérité elle-même relève de plusieurs conceptions. Les étudiants en philosophie apprennent la différence entre la veritas latine – celle, concrète, des poids et mesures – et l’alithéia grecque qui désigne ce qui ne tombe pas dans l’oubli, ce que l’on peut retenir d’un réel qui nous échappe toujours d’une manière ou d’une autre. La connaissance historique est grecque : elle retient des séries de faits – ce qui suppose un tri pas toujours méthodique – et leur donne un sens car la signification d’un événement n’est jamais évidente.
Dans l’ouvrage (1) qu’il consacre au mois de juillet 1789, Jean-Clément Martin nous fait comprendre le caractère aventureux de la recherche historique, toujours exposée au risque du démenti savant et au rejet de lecteurs déconcertés par la remise en cause de leurs certitudes. Pour beaucoup, juillet 89 est ce “superbe lever de soleil” salué par Hegel qui voit dans la Révolution française la réalisation immédiate de l’esprit absolu, vouée à un échec relatif. Qu’il s’agisse de l’institution de l’Assemblée nationale, de la prise de la Bastille ou de la Grande Peur, nous croyons tout savoir sur le jeu des acteurs – le roi, la Cour, le Tiers-Etat, le Peuple – et nous avons tendance à penser que chacun joue un rôle immédiatement assigné, selon la logique de l’événement révolutionnaire. Or rien n’est fixé, ni avant ni après le 14 Juillet. Selon la formule classique, les protagonistes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font.
Cette banale méconnaissance de la portée des événements en cours est avérée au soir de la prise de la Bastille. Le fameux dialogue entre Louis XVI et le duc de La Rochefoucauld-Liancourt (Est-ce une révolte ? Non, Sire, c’est une révolution !) est tout à fait improbable : ce jour-là, on parle encore de révolution pour qualifier toutes sortes de ruptures, sans référence à un projet de changement radical.
Les premières ruptures ont lieu en juin, lorsque les députés du tiers se constituent en Assemblée nationale (17 juin) puis jurent de donner une Constitution à la France (20 juin). L’autorité de Louis XVI, brutalement exprimée, s’érode au cours de ces journées, conclues le 27 juin par la capitulation du roi qui demande au clergé et à la noblesse de rejoindre l’Assemblée nationale. Mais Versailles veut néanmoins démontrer la force de son pouvoir par la concentration de troupes à Paris. C’est jeter de l’huile sur le feu qui couve et qui devient un incendie lorsque le renvoi de Necker (11 juillet) est connu de la foule parisienne. La tension monte et avec elle la peur – celle de la Cour, celle des Parisiens. La hausse des prix alimente le sentiment de l’intolérable, qui nourrit la révolte. Les premiers incidents éclatent à Montmartre le 7 juillet et se généralisent à partir du 10 avec l’incendie d’une cinquantaine de barrières d’octroi – on en compte soixante-dix. Des bâtiments brûlent encore lorsque la foule, apeurée et excitée par la présence de régiments, souvent étrangers, s’insurge pour défendre l’Assemblée nationale. Prise d’assaut, la Bastille est une forteresse vide et un témoin narquois observe que le peuple a détruit une prison où on ne le jetait jamais, au lieu de s’en prendre à celles qui lui étaient destinées.
A la mi-juillet, la France est profondément secouée par des révoltes et des révolutions-ruptures qui s’accomplissent sans révolutionnaires patentés ni opposition consciente et déclarée entre un Ancien Régime et La Révolution. C’est si vrai que le roi est acclamé lorsqu’il se rend à l’Assemblée nationale le 17 juillet et que le Parlement de Grenoble, le 23 juillet, remercie le roi de “l’heureuse révolution” qui s’est accomplie. Même le 6 octobre, lorsque Louis XVI et sa famille sont amenés à Paris, le roi est accueilli par le maire et par une foule en fête témoignant que “le peuple français (…) conserve, jusqu’au milieu des révolutions, le même amour pour ses Princes”.
On aimerait croire aux évocations publiques d’un peuple à nouveau rassemblé autour de son bon roi. Il est vrai que la symbolique royale demeure efficiente, bien que la réalité du pouvoir soit passée à l’Assemblée nationale. L’institution apaisante d’une monarchie parlementaire était l’une des issues possibles à la crise de juillet 1789 mais tel n’est pas le propos de Jean-Clément Martin, qui s’interroge sur le Peuple lui-même et bouscule l’idée commune d’un peuple uni dans ses revendications et manifestations plus ou moins violentes. Il y a une population fraudeuse et pillarde qui met le feu aux barrières d’octroi et milite pour le vin à trois sous. Il y a, comme à toutes les époques, des gens qui sont là par hasard, et quelques-uns qui tuent sans trop savoir pourquoi. Il y a les citoyens qui s’organisent en milices et ce parti “patriote” – il ne s’est pas encore déclaré révolutionnaire – qui impose le retour à l’ordre par la répression de cette “classe peu réfléchie” que Barnave évoquera deux ans plus tard. Entre le haut et le bas du tiers-état, le conflit des désirs et des aspirations est manifeste.
Dans les provinces, la situation est encore plus confuse. On croit savoir ce qu’il en est de la Grande Peur mais l’expression n’apparaît qu’en 1876 dans un modeste bulletin historique avant d’être repris par Alphonse Aulard (1849-1928) pour invalider la dénonciation de “l’anarchie” révolutionnaire par Hippolyte Taine (1828-1893), alors très influent. La Grande Peur marquerait l’entrée en scène du peuple des campagnes, qui s’attaque aux privilèges et à la féodalité jusqu’à la victoire qu’il obtient dans la nuit du 4 août. Jean Jaurès popularise ce thème, mais sans célébrer l’unanimité du peuple paysan et en rappelant que ceux qui attaquent les châteaux invoquent la volonté royale. Admirateur de la révolution bolchevique, Albert Mathiez reprend Aulard et Jaurès sans les nommer et fustige la répression bourgeoise avant que Georges Lefebvre ne publie en 1932 La Grande Peur de 1789. L’ouvrage, qui provoque un vaste débat, établit une distinction entre les révoltes et la Grande Peur mais l’auteur varie dans ses publications postérieures et s’interroge même sur la réalité du phénomène. Georges Lefebvre n’en inspire pas moins toute une génération d’historiens et la thèse d’une révolution paysanne qui ferait la jonction entre la prise de la Bastille et la Nuit du 4 août s’impose après la guerre.
Jean-Clément Martin reprend ce débat historiographique et ajoute à la lecture de Georges Lefebvre l’examen des milliers de pages de notes de l’auteur, qui dormaient dans un carton négligé. On voit comment ce grand historien, qui efface Aulard et vise Taine, néglige certains faits qu’il relève et tente, sans définir la Grande Peur, de mettre en scène une foule révolutionnaire, celle des paysans pauvres confondus avec tous les ruraux. Cette foule rassemblée par la colère serait porteuse d’une utopie collective qui permettrait de distinguer les foules révolutionnaires des menées contre-révolutionnaires…
L’invention de la Grande Peur englobe dans un concept-valise une succession d’événements confus et souvent contradictoires, tissés de rumeurs sur le prétendu complot des “aristocrates”, marqués par les exactions de “brigands” réels ou imaginaires et par de véritables insurrections. Dans le Dauphiné, les paysans se retournent contre les élites locales qui les avaient assemblés et de nombreux châteaux sont brûlés. A Nîmes, on attaque les employés des régies du tabac ; en Picardie le peuple acclame les charrettes de sel et de tabac qui entrent librement dans les villes. En Alsace, des bandes de plusieurs milliers d’hommes attaquent les châteaux, les abbayes, les maisons des baillis et les Juifs sont battus et dévalisés. Le pays messin reste au contraire paisible grâce à l’habileté du marquis de Bouillé. Il n’y pas de révolte à Marseille et Aix en juillet parce que le comte de Mirabeau avait pris la tête de dizaines de milliers de manifestants au mois de mars et fait triompher le parti “patriote” aux élections. De même, la Bretagne reste calme, les “patriotes” l’ayant emporté sur la noblesse locale avant les élections aux États-généraux. Des jacqueries paysannes se produisent au printemps 1789 contre la hausse des prix, dans la tradition des révoltes paysannes qui éclatent tout au long du XVIIIe siècle – par exemple en 1702 dans les Cévennes et en 1782 dans le Vivarais sans oublier la guerre des farines de 1775. On sait que la levée en masse de 1793 a provoqué d’autres révoltes paysannes vite jugulées, sauf dans l’Ouest.
Au printemps et au début de l’été 1789, on assiste à des mouvements de guerre sociale, violemment égalitaires, à des paniques engendrées par d’introuvables brigands, à des révoltes fiscales, à des règlements de compte qui visent certains nobles, certains bourgeois et des communautés religieuses. On est tenté d’évoquer un chaos mais c’est l’attitude des autorités locales qui décide de l’avenir des émotions populaires. Débordées en Franche-Comté, en Basse-Normandie, en Haute-Alsace et dans plusieurs autres régions, les élites doivent faire face à des insurrections qui seront durement réprimées. “Partout ailleurs, conclut Jean-Clément Martin, les tensions ont été régulées en fonction des rapports entre trois groupes : les élites loyales envers le roi, les élites patriotes désirant des réformes et enfin les élites traditionnelles détentrices de pouvoirs anciens, réticentes aux changements”.
En un moment où l’ancien et très complexe système de médiations laisse partiellement place à de nouvelles médiations politiques, tout se joue, quant au maintien ou au rétablissement de l’ordre, sur la cohérence politique d’un groupe ou sur un personnage qui a l’instinct de la foule et l’intelligence de la situation. L’arrêt ou la diffusion panique de la violence se décident dans l’incertitude et les médiateurs possibles savent qu’ils jouent leur peau. L’affirmation de l’autorité est une aventure qui peut très mal tourner.
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1/ Jean-Clément Martin, La Grande Peur de juillet 1789, Tallandier, février 2024.
2/ On lira ou on relira à la lumière ces nouvelles analyses l’ouvrage de Luc de Goustine, La Grande Peur de Saint-Angel – Aventure d’un brigand gentilhomme, Cahiers de Carrefour Ventadour, 2013. Cf. Royaliste, numéro 1082.
Article publié dans le numéro 1277 de « Royaliste » – 21 avril 2024
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