C’est Jean-Pierre Le Goff qui m’a conduit, sans l’avoir voulu, à rédiger ces pages sans gloire. Notre ami présentait aux Mercredis de la NAR le livre qu’il a consacré aux années folles (1) de sa jeunesse, lorsqu’il militait dans les rangs des maoïstes. Au tout début des années soixante-dix, nous étions pour quelque temps encore dans des camps opposés mais nous avions la même conception sacrificielle de l’engagement, le même goût de l’action violente, le même rapport tordu aux idées, le même aveuglement idéologique, selon des textes radicalement différents.

Cette proximité existentielle n’était pas une découverte. Il m’arrive d’évoquer notre commun sectarisme juvénile avec des amis passés par le trotskisme et avec d’anciens maoïstes mais je leur ai toujours signalé en riant une énorme différence, qui m’a paru encore plus évidente en écoutant Jean-Pierre Le Goff. J’ai été un jeune con, d’une arrogance d’autant forte qu’elle s’efforçait de masquer les ignorances accumulées au cours d’une scolarité lente, médiocre et chaotique dans les dernières années de lycée, subies à Evreux, à Londres puis à Paris. Il ne s’agit là ni de l’aveu d’un passé honteux, ni d’une complaisance masochiste mais d’une tentative d’explication qui porte sur maints comportements extrémistes. Les erreurs de jeunesse confessées par les grandes figures de la philosophie et de la sociologie sont riches d’enseignements mais on méconnaît trop souvent le fourvoiement de ceux qui s’engagent avec un faible bagage intellectuel.

Faible, le mien n’était pas inexistant. Issu d’une famille d’universitaires et de juristes, j’ai reçu l’enseignement, parfois brutal, des derniers hussards de la République puis celui de professeurs de lycée qui ont réussi à graver dans mon cerveau rebelle de solides repères dans le domaine littéraire, le goût de la langue grecque – dont je fus trop vite privé –  et quelques connaissances historiques. Mes lacunes dans cette dernière discipline étaient quelque peu compensées par la lecture d’Erckmann-Chatrian qui me donna la haine de Napoléon et par les récits de Louis Garneray, admirable corsaire de la République qui participa aux guerres de la Révolution et de l’Empire. Je n’étais pas moins passionné par la guerre de Vendée découverte dans le Cadoudal et les chouans du Commandant Lachouque et de Jacques Arna.

Ce début d’éducation patriotique, d’une inspiration républicaine ponctuée de nostalgie royaliste, fut complété vers mes 14-15 ans par la lecture des récits militaires de la collection France-Empire puis par celle des mémoires des héros de la Bataille d’Angleterre. Passionné d’aviation, je lisais avec enthousiasme Le Grand cirque de Pierre Clostermann, les Carnets du commandant Mouchotte, le livre consacré à Douglas Bader… Le Spitfire est toujours mon avion préféré. Un peu plus tard, à Londres, je fis la connaissance d’un ancien pilote de Mosquito, blessé lors d’une opération sur la côte française. Rodney Croome, qui ne pouvait plus piloter, me fit connaître Londres dans sa voiture de sport et m’entraîna, avec son ami Dick, à parler un anglais convenable.

Chez ma mère, la Résistance était rarement évoquée, sauf pour fustiger le général de Bénouville qui avait célébré le combat de Jacques Renouvin dans Le Sacrifice du matin mais qui ignorait résolument sa femme, rescapée des prisons allemandes, et son fils. Le silence était gardé, voire imposé, sur les camps de concentration et sur Mauthausen en particulier –  sans que j’en sois protégé d’un traumatisme dont je ne ressentais pas encore la violence. L’explicite, c’était une haine des Boches, froide et vigilante, concrétisée par une perspective très simple dont ma mère m’informa calmement : “Avec les Allemands, c’est tous les vingt ans. Toi aussi, tu feras la guerre”. Cette évidence ne pouvait troubler le pilote de chasse que je voulais être – malgré une nullité confondante dans les matières scientifiques.

Au fil d’une adolescence marquée par les réflexions cinglantes, les menaces et les colères de ma mère qui me transportaient plus souvent qu’à mon tour dans le cabinet du juge des enfants – telle était sa fonction au tribunal d’Evreux -, j’en vins à me déclarer royaliste dans une fidélité tout à fait consciente à mon père, militant de l’Action française dont il fut exclu, et resté monarchiste pendant la guerre. J’avais gardé en mémoire une soirée passée avec ma mère chez l’une de ses amies, qui était proviseur de mon lycée. Après le dîner, tandis que je jouais sur le tapis du salon – je devais avoir douze ans – madame le Proviseur me demanda en riant si j’avais déjà des idées politiques. Ma mère répondit pour moi, avec l’autorité qu’elle manifestait en toutes circonstances : “Tu peux être royaliste, comme ton père, ou gaulliste comme ta mère, mais pas communiste, ça non, jamais !”.

Cette adhésion intime au choix de mon père se fit en 1958, dans un climat politique marqué par la déliquescence, palpable même par un adolescent, de la IVe République, par le coup d’Etat du 13 Mai et le retour aux affaires du général de Gaulle.

Au lycée, j’avais affirmé ma conviction toute fraîche avec des arguments tirés des cours d’histoire. Pour les rois de France, je retenais le meilleur, oubliant les erreurs et les fautes. A la sortie d’un cours, un camarade osa contester une de mes démonstrations, qui devait être sommaire. Agacé, j’en vins à ponctuer ma conviction d’une solide bourrade qui projeta mon interlocuteur à travers une large porte vitrée. Je revois le brave garçon, les bras en croix, aller rouler à l’extérieur puis se relever en faisant tomber de son manteau la poudre de verre. Il s’appelait Couronné, ce qui ne manquait pas de sel, et resta mon ami. C’est pendant ce même cours d’histoire que le professeur, évoquant le mouvement royaliste, cita Aspects de la France comme hebdomadaire représentatif de cette tendance. Il y avait alors deux publications monarchistes, très différentes : celle qu’avait citée mon professeur et La nation française qui n’était pas reliée à une organisation militante. Mon professeur n’avait pas accordé d’importance à la précision qu’il donnait. Par le choix des mots, par la tonalité de la phrase, il semblait saluer la noblesse d’une cause perdue, sans pouvoir imaginer qu’un élève plutôt médiocre y trouverait la première orientation de sa vie.

Ce devait être pendant les vacances de Pâques, en 1958. Je me revois demander Aspects de la France au marchand de journaux de la gare de Versailles Rive Droite. Un an plus tard, en mai 1959, je signais mon bulletin d’adhésion à La Restauration nationale, qui se définissait comme un “centre de propagande royaliste et d’Action française”. J’avais entendu parler de l’Action française, jamais en bien, mais je ne savais pas qui était Charles Maurras.

J’appris vite ce qu’il fallait penser. Non par injonction extérieure mais par un raisonnement simpliste : la monarchie est la vérité politique, celui qui est monarchiste est le dépositaire de cette vérité et c’est pourquoi il doit être écouté, respecté, suivi dans tous ses raisonnements, références et engagements. Pour compléter la lecture d’Aspects de la France, j’ai donc acheté mon premier ouvrage signé Maurras, Au signe de Flore, auquel je ne compris goutte. Il était question de l’Affaire Dreyfus et des “Monods peints par eux-mêmes”. Je n’ai jamais su pourquoi on s’en prenait à cette famille protestante car le protestantisme n’était jamais évoqué par les dirigeants du mouvement. D’autres ouvrages me parurent tout aussi obscurs, sauf quand je pouvais en tirer quelques lignes pour mes dissertations de français. Il fallait cependant s’accrocher et la lecture de l’hebdomadaire puis du mensuel des étudiants – Amitiés françaises universitaires – me permit de saisir le point de vue monarchiste sur l’actualité, qui ne pouvait être autre chose que la vérité même. Pour la “doctrine”, une petite brochure intitulée République ou monarchie ? me suffisait amplement.

Cette monarchie réputée “héréditaire, traditionnelle, antiparlementaire et décentralisée” était nécessairement abstraite car le chef de la Maison de France gardait avec l’Action française une distance dont je ne soupçonnais pas les causes. Je ne m’en souciais guère. Il s’agissait de prendre le pouvoir et de l’offrir au Roi car on nous répétait, après Maurras, que le “coup de force” était “possible”.

La guerre d’Algérie semblait offrir cette occasion puisque l’Armée s’était déjà insurgée en 1958. Une grande partie de l’activité de mon mouvement était consacrée au combat pour l’Algérie française et je ne voulais pas voir qu’une partie de la rédaction d’Aspects de la France se vouait en même temps à une défense obstinée et rageuse de Pétain, qui impliquait une opposition haineuse au général de Gaulle, aux gaullistes et au “résistancialisme”. Quand j’avais amené le journal à la maison, ma mère m’avait désigné avec rage le nom de Xavier Vallat – “un salaud, un collabo, un traître”. “Quand ton père venait à Lyon pendant la guerre, il avait peur d’être reconnu et dénoncé par ses anciens amis des Camelots du Roi. Et tu vas avec ces gens-là !”, avait-elle hurlé. Entré depuis longtemps en rébellion, je décidais sans le moindre trouble de persévérer dans mes choix. La guerre était finie, il fallait s’unir pour sauver l’Algérie du communisme qui me faisait peur depuis que j’avais lu, très jeune, le livre de Kravchenko, J’ai choisi la liberté

C’est sur cette conviction unitaire que je fis campagne l’été 1958, pour le Oui au référendum. Je me répétais les formules de notre propagande – c’est un “Oui à l’Armée, pas à De Gaulle” que j’inscrivais à la craie sur quelques murs de Tulle – ce qui me valut, un soir, d’être menacé par un militant communiste. J’avais quinze ans, je courais vite et l’homme n’avait manifestement pas envie de me frapper.

Quelques mois plus tard, j’avais monté un petit groupe au lycée d’Evreux, organisé quelques réunions et, en mai 1959, signé mon bulletin d’adhésion à La Restauration nationale en songeant que j’engageais ma vie. Fort inquiète de mes activités, ma mère décida de m’envoyer faire ma classe de première au lycée français de Londres, espérant que l’exil me rendrait studieux. Le pari était judicieux. Il fut perdu au fil d’une dure épreuve, pour des motifs étrangers à la politique mais qui ont beaucoup contribué à me jeter dans les aventures de l’engagement militant.

A Paris, en septembre 1960, j’entrais au lycée Louis-Le-Grand où mon oncle Pierre Renouvin m’avait fait inscrire. Mes deux années de scolarité dans cet établissement prestigieux coïncidèrent avec la fin tumultueuse de la guerre d’Algérie. Ce fut pour la France une période de guerre civile latente, ponctuée par le putsch d’avril 1961, les attentats de l’OAS, la manifestation tragique de Charonne… Les violences de rues étaient quotidiennes. J’y fus tout de suite mêlé, comme militant de base puis très vite comme responsable de mon lycée et enfin comme délégué des “lycéens nationaux” – ainsi se désignaient les partisans de l’Algérie française – de la rive gauche de Paris. Manifestations, service d’ordre, affichages nocturnes, tractages et bagarres aux portes des lycées et des restaurants universitaires : c’est sur le terrain que j’ai appris mon métier d’agitateur, sous la houlette de Pierre Juhel, qui dirigeait notre organisation après avoir été, dans l’entre-deux-guerres, l’un des chefs des Camelots du roi, où il avait noué des liens amicaux avec mon père. Je n’évoquerai pas le détail de ces luttes juvéniles, qui rejetaient à l’arrière-plan les études et plus particulièrement la philosophie. Dans la méconnaissance totale de l’Algérie, dans le refus de croire aux tortures infligées par les militaires, nous détestions le Général et la gauche dénoncée comme “l’Anti-France” en invoquant le rêve d’une intégration des Algériens – un mythe forgé en 1958 qui achevait de se défaire sous nos yeux au fil des attentats et des ratonnades algéroises.

J’étais, bien entendu, prêt à faire la guerre. Tous les lycéens étaient astreints à une préparation militaire qui s’effectuait au lycée ou dans une caserne. Je suis allé à Vincennes pour m’inscrire à la PM Para mais après deux séances d’entraînement on s’aperçut que j’étais trop jeune pour sauter en parachute. J’ai donc rejoint la PM qui préparait aux commandos et suivi un entraînement rigoureux. Après quelques mois, j’ai passé avec succès les épreuves physiques mais j’avais séché les épreuves théoriques à cause d’obligations militantes et je fus contraint à un redoublement. Ce fut le même scénario à la fin de l’année suivante et il me fallut commencer une troisième série d’entraînements qui s’arrêtèrent avec la fin de la guerre d’Algérie…

Militant repéré – à Tulle, les Renseignements généraux avaient interrogé mon ami Michel Hermand, dont le père tenait le Café de la Préfecture – j’ai eu la chance de ne pas subir des mois d’internement administratif à Saint-Maurice L’Ardoise, où furent conduits plusieurs de mes camarades. Le jour de l’indépendance algérienne, je vivais encore avec des certitudes sommaires et remarquablement fausses. Quelques semaines plus tard, j’ai rencontré des Pieds-Noirs rapatriés – plus particulièrement une partie de ma future belle-famille – et il m’a fallu constater que l’intégration que nous souhaitions avait toujours été conçue de l’autre côté de la Méditerranée comme la domination perpétuée d’une élite coloniale qui exprimait un racisme exempt de tout remords. En juillet 1962, je venais d’avoir 19 ans. C’est la première fois que je me sentais floué comme disait Sartre à cette époque.

Ces deux années d’intense militantisme m’avaient permis de rencontrer d’excellents camarades, devenus très vite des amis. Comme dans tous les groupes de ce type, nous étions soudés par les enthousiasmes et les peurs partagés – la peur n’était jamais avouée – dans la commune certitude de participer au mouvement de l’histoire et de faire triompher notre vérité. “Notre force est d’avoir raison”, répétions-nous après nos anciens.

La fin de la guerre d’Algérie entraîna une diminution des violences de rue mais il fallait tout de même en provoquer pour assurer le recrutement dans une période de forte baisse des effectifs. Au printemps 1962, je dirigeais une bonne centaine de militants ; à l’automne, il n’en restait plus qu’une dizaine au Quartier latin. L’accent fut alors mis sur la formation doctrinale. J’avais suivi des cercles d’études pendant la guerre d’Algérie et, après mon entrée à Sciences Po en 1964, je fus désigné comme directeur national des cercles d’études. Le travail intellectuel n’était pas mon fort mais je pris ma tâche au sérieux. Il s’agissait d’enrichir les résumés publiés dans de minces cahiers de couleur rouge en trouvant chez Maurras et Bainville les éléments qui allaient dans le sens indiqué. Nous nous ventions de bénéficier d’une méthode, “l’empirisme organisateur”, aussi solide que le matérialisme dialectique et capable d’en triompher, nous rejetions le fascisme et le racisme mais “l’antisémitisme d’Etat” maurrassien était affirmé en opposition au national-socialisme. A partir de résumés et de morceaux choisis, on s’efforçait de comprendre Auguste Comte puisque Maurras prétendait être son disciple, de réfuter Marx et d’expliciter la condamnation maurrassienne de la République et de la démocratie.

Il fallait partager l’admiration de Maurras pour Taine et Sainte-Beuve – leurs ouvrages me tombaient des mains – et détester les romantiques, surtout Chateaubriand, parce que Maurras s’affirmait classique. Depuis mon enfance, j’allais au Grand Bé sur la tombe de Chateaubriand et j’aimais les premières pages des Mémoires d’Outre-Tombe… Je faisais référence aux “maîtres de la contre-révolution au XIXe siècle” – Bonald, Maistre etc. – sans avouer que leurs ouvrages étaient, pour moi comme pour la plupart de mes camarades, parfaitement illisibles. Nous nous devions d’admirer “l’Église de l’Ordre, temple des définitions du devoir” et j’allais encore à la messe sans respecter les injonctions morales de prêtres que j’évitais de fréquenter. Parfois, j’assistais à des conversations entre des camarades plus âgés et mieux formés. L’un, bon philosophe, affirmait que Maurras n’avait jamais rien compris au protestantisme, l’autre, énarque, confiait que le corporatisme n’avait plus de sens, un passionné d’Auguste Comte ne retrouvait pas son philosophe préféré dans les textes que Maurras lui avait consacrés et il s’avérait que le “maître” de l’Action française, qui fustigeait Kant, n’avait jamais lu la Critique de la raison pure… Mes aînés pardonnaient ces regrettables carences avec un sourire entendu. L’essentiel n’était pas là. Puisqu’ils le disaient…

Nous avions une bonne connaissance de l’histoire de l’Action française et nous ne perdions jamais une occasion de montrer que Maurras avait toujours eu raison. Nous nous répétions que les insuccès provisoires du mouvement, malgré tant de batailles triomphales, étaient dus au hasard des circonstances et à la malfaisance de nos adversaires. Nous avions conscience de faire partie d’un mouvement strictement réactionnaire, nostalgique de la monarchie absolue, de la chrétienté médiévale et des corporations. Je fus tout de même scandalisé lorsqu’un de mes camarades déclara au fil d’une discussion que “ça n’a aucune importance d’être pauvre, ce qui est important, c’est de faire son salut !”. Je n’osais contester ce sec dialecticien, qui m’intimidait, mais son assertion me paraissait rigoureusement contraire au principe de justice sociale lié selon moi à la monarchie.

Lorsque j’étais entré Rue Saint-Guillaume, au mois de septembre 1964, j’avais croisé l’un de mes camarades du primaire qui, lui, s’apprêtait à faire son année de préparation à l’ENA. J’avais sur lui trois années de retard mais mon père m’avait largement dépassé puisqu’il était resté huit ans en première année de droit. Ce record ne m’avait pas épargné les tempêtes maternelles, les vives remontrances de ma tante, professeur agrégé de lettres et les silences navrés de mon oncle Pierre. Mais à Sciences Po, sans subir la moindre pression familiale, je me mis au travail tout en continuant de mener mon action militante d’un bout à l’autre de la France.

La fréquentation de la rue Saint-Guillaume fit naître en moi des sentiments confus et plus ou moins contradictoires. Il y eut le rejet immédiat des manières de pensée et des modes de vie des étudiantes et des étudiants de la vieille maison. Je n’appréciais ni le conformisme de gauche, ni le centrisme démochrétien des jeunes ambitieux que je côtoyais. Surtout, je me sentais totalement étranger à ce petit monde qui partait en week-end, se retrouvait dans les surprises-parties et rivalisait de flatteries devant les maîtres de conférence. Je ne pouvais y voir l’esquisse d’une rupture de classe puisque, pour Maurras, la lutte de classes n’existait pas, mais cette rupture fut aussi silencieuse que complète. Pendant mes quatre années d’études, j’ai gardé mon esprit critique, quant aux méthodes d’enseignement et quant à certains cours – surtout celui de René Rémond – mais la plupart des matières enseignées ont soulevé chez moi un intérêt aussi vif qu’immédiat.

Tout en complétant sérieusement ma connaissance de l’histoire moderne, je suis entré avec appétit dans l’étude de l’économie politique et j’ai très vite adhéré au keynésianisme ambiant. Mon premier devoir, en deuxième année, fut un gros texte consacré aux entreprises publiques, moyen de la politique économique et j’ai suivi avec grande attention le cours consacré à la planification, comme ceux qui portaient sur les finances publiques. Créateur de la Sécurité sociale, Pierre Laroque enseignait les grands problèmes sociaux contemporains et je n’imaginais pas que ce compagnon du général de Gaulle allait devenir pour moi une référence majeure. Enseigné par Georges Vedel et par François Goguel, le droit constitutionnel me passionna d’emblée et je découvris ensuite la belle rigueur du droit administratif. Les cours et les très nombreux livres inscrits au programme m’emmenaient très loin du corporatisme, de la trop fameuse distinction entre “pays légal” et “pays réel” et du catéchisme antidémocratique. Je continuais cependant à défendre un maurrassisme strict dans les cercles de l’Action française, sans m’apercevoir que j’entrais lentement, et comme à reculons, dans un état schizophrénique.

Cette schizophrénie ne touchait pas seulement mon petit monde intellectuel. J’avais pleinement conscience de vivre dans la mémoire de la Résistance et de la Déportation. Je n’avais pas pu lire plus de quelques pages de Rue de la Liberté, tant étaient douloureuses les évocations de mon père, mais elles étaient gravées en moi. Je me souviens qu’en 1967, lors de mon premier voyage de jeune marié, je lisais dans le train le livre de Brigitte Friang, Regarde-toi qui meurs, qui évoquait la résistance et la déportation de cette héroïne trop oubliée… Ma mère, anticommuniste vigoureuse, m’avait fait découvrir le cinéma soviétique. J’admirais Le cuirassé Potemkine, Octobre et Quand passent les cigognes. J’avais bien sûr vu La Bataille du rail et tous les films anglais et américains sur la Seconde Guerre mondiale. La bataille d’Angleterre, la défense héroïque de Stalingrad par l’Armée rouge, les exploits des marins britanniques et des aviateurs américains et la gloire de la France libre cadraient mal avec le pétainisme vindicatif d’Aspects de la France. Ils ne cadraient même pas du tout. Je me souviens d’une vente du journal de l’Action française devant une église à Carnac en 1961. L’un de mes camarades vendait Le Maréchal et je me tenais à bonne distance de lui quand il me demanda de prendre pendant quelques minutes son paquet de journaux. J’acceptais en essayant de cacher le titre, avec un intense sentiment de honte que je ressens chaque fois que je pense à ce moment passé sur une place heureusement déserte. Cependant, la présence de pétainistes ne m’avait pas incité à quitter mon organisation. Je pensais que le culte du “Maréchal” était une affaire de vieux. D’ailleurs, Pierre Juhel m’avait associé, en 1964 ou 1966, à une manœuvre qui visait à exclure d’Aspects de la France deux ou trois anciens de la Collaboration. Quelques années plus tard, les étudiants obtiendront le départ de Xavier Vallat et j’avais activement participé à cette campagne dont l’objectif était de remplir des « charrettes de collabos » selon l’expression employée par les jeunes militants. Et puis, en 1965, Pierre Juhel avait donné aux cadres la consigne de voter en faveur du Général – pour défendre la dissuasion nucléaire et la politique étrangère – alors que la ligne officielle était en faveur de François Mitterrand. Surtout, au sein du journal, nous prenions pour référence intellectuelle Pierre Debray, un ancien de la Résistance qui avait rejoint la rédaction d’Aspects de la France. Sa solide culture politique et sa curiosité intellectuelle tranchaient avec le dogmatisme du journal. Il nous fit découvrir Claude Lefort, Cornélius Castoriadis, John Galbraith, Lewis Mumford et toute la pensée critique américaine qui nous permit de comprendre Mai 1968.

Les anciens de la Résistance, camarades de ma mère, ne me faisaient aucun reproche. Quand je déjeunais avec Edmond Michelet et quand il me recevait au ministère de la Culture, l’ancien compagnon de mon père, rescapé de Dachau, écoutait mes évocations de la vie militante sans rien objecter. Songeait-il que je prendrais, comme mon père, le chemin de la dissidence puis d’une rupture avec l’extrême droite ?

Mon oncle Pierre avait tenté de me raisonner, lors des longues promenades que nous faisions, l’été, sur les sentiers de la Côte d’Emeraude et sur les bords de la Rance. Je repoussais ses arguments avec une arrogance dont je n’avais pas conscience mais il me répondait avec une infinie patience. J’étais le dernier espoir d’une famille qui, après une rapide ascension, connaissait un brutal déclin. J’avais une douzaine d’années quand, passant un soir devant le Conseil d’Etat, mon oncle m’avait désigné le bâtiment d’un mouvement de son seul bras : “Un jour, tu seras là !”. C’est dans cet espoir qu’il me destinait à l’ENA et j’avais un court moment envisagé cette perspective, lorsque je m’étais inscrit dans la section Service public au début de ma deuxième année à Sciences Po. L’ambition de mes camarades d’études, qui leur dictait un conformisme résolument servile, ne me portait pas à partager leurs destinées administratives. Inscrit au concours d’entrée à l’ENA, j’ai abandonné dès le premier jour après avoir bâclé une copie provocatrice puis j’ai rédigé pour notre journal étudiant un article intitulé “Faut-il brûler Sciences Po ?”. Répondant par l’affirmative, je réglais quelques comptes, surtout avec René Rémond qui vint, indigné, porter le texte à mon oncle. Cette virulente prise de congé sonnait le glas de ses espérances et le gênait dans sa relation avec René Rémond, qui fut l’un de ses successeurs à la présidence de la Fondation nationale des sciences politiques. Pendant six mois, mon oncle ne m’adressa plus la parole. Mais, deux ans plus tard, il demanda à lire la thèse que je devais soutenir à Aix-en-Provence et me fit passer une soutenance préliminaire avec une grande bienveillance. La scission et la création de la Nouvelle Action française l’intéressèrent vivement et, quand il mourut en 1974, nous étions depuis longtemps réconciliés. Mais je m’en veux encore de l’avoir déçu et blessé.

Cette thèse sur l’Action française devant la question sociale fut le premier moment du réveil de mon sommeil dogmatique. Aussi lourd que long, il était à la mesure de mes ignorances. Mais je ne m’explique pas pourquoi tant de bons et fins esprits, parmi mes camarades et nos anciens, restaient fixés dans le dogme. Maurras ignorait tout de la philosophie grecque, ne s’intéressait pas à l’histoire, ignorait le vaste monde – “il n’a jamais pris l’avion”, me disait François Perroux -, agissait et réagissait comme littérateur et défendait un modèle de monarchie qui n’avait jamais existé, même dans la période absolutiste. Lors de la fondation de l’Action française, en 1908, il y avait encore un royalisme populaire. Il n’en resta plus rien après la condamnation de l’Action française par le Vatican, la rupture avec la Maison de France et le soutien à Pétain, qui impliquait l’approbation de la Collaboration. La fidélité à Maurras était de même nature que celle qui lia les intellectuels marxistes au Parti communiste après la guerre : ceux-ci acceptaient l’inacceptable parce qu’ils ne voulaient pas couper le lien avec le Prolétariat et rompre avec la perspective révolutionnaire. De même, le mouvement issu de l’Action française semblait représenter la seule chance de restauration de la monarchie – au mépris du chemin tracé par le comte de Paris – par la seule théorisation disponible, croyait-on – et par une mobilisation militante fondée sur le mythe du “coup de force”. La scission de 1971 brisa ce lien et permit, lentement, très lentement, d’en renouer d’autres avec le comte de Paris, avec l’histoire de France, avec les différents courants de pensée monarchistes, avec le général de Gaulle que nous avions bêtement rejeté dans les premières années de notre vie militante. Que de temps perdu. Que d’énergies dissipées en vains efforts. Du moins avons-nous pu rassembler, pour une rupture dont nous ne pouvions soupçonner la radicalité, les jeunes camarades et les vieux amis qui avaient compris, par divers cheminements intellectuels et politiques, la nécessité d’une révolution dans le royalisme.                     

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