« Apices juris non sunt jura » (les subtilités du droit ne sont pas le droit). Cet adage latin trouve toute sa pertinence dans un monde en plein bouleversement. Il pose la question, fondamentale des limites imposées à la personne en charge de juger. Le juge est-il « la bouche de la loi » pour reprendre la formule de Montesquieu ? Alors, il peut l’interpréter à sa guise avec tous les risques de dérapage que cela comporte. Au contraire, le juge est-il tenu par l’esprit et la lettre de la loi dans ce qu’ils ont de plus restrictifs ? Alors, sa marge d’appréciation est limitée par la jurisprudence (celle des juges suprêmes), voire par ses mandants (le peuple souverain). Toutes ces questions sont loin d’être théoriques. Elles font régulièrement débat – même si elles ne font pas le buzz – à propos de certaines décisions prises par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)[1]. Cette juridiction européenne, sise à Strasbourg, est rattachée au Conseil de l’Europe. Elle ne doit pas être confondue avec la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), sise à Luxembourg, qui est rattachée à l’Union européenne. Après un temps durant lequel les magistrats de la CEDH se sont cantonnés à leur rôle de juge des gouvernements, ne se transforment-ils pas aujourd’hui en une sorte de gouvernement des juges ?

JUGES DES GOUVERNEMENTS : L’ESPRIT DE LA CONVENTION

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dix Etats européens se réunissent pour fonder le Conseil de l’Europe à Strasbourg en 1949. Leur objectif est de mettre fin à la dictature, de sauvegarder la paix et de renforcer les droits de l’homme, la démocratie et l’Etat de droit sur le continent européen. L’année suivante, douze Etats signent la Convention des droits de l’homme. Premier traité multilatéral conclu dans le cadre du Conseil de l’Europe, elle est inspirée de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948. Le traité fondateur du Conseil de l’Europe entre en vigueur en 1953 et la Cour européenne des droits de l’homme en 1959. La légitimité du système repose sur la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, plus communément nommée Convention européenne des droits de l’homme, signée à Rome le 4 novembre 1950. La France ne la ratifie que vingt-quatre ans après la signature, à Rome, de ladite Convention, précisément le 3 mai 1974, c’est-à-dire sous l’interrègne du centriste Alain Poher, président par intérim de la République française. En quelque sorte, entre deux portes. Tout un symbole. Certains évoquent les réticences du Conseil d’État à l’encontre de cette Cour …

Quel est, de jure si ce n’est de facto, le rôle dévolu à la Cour européenne des droits de l’homme ?[2] Celui de vérificateur suprême de la conformité juridique des décisions rendues en dernière instance par les juridictions administratives et judiciaires nationales (dans le cas de la France mais qui vaut de la même façon pour les 47 États membres du Conseil de l’Europe). Conformité par rapport aux principes posés par la Convention et ses protocoles additionnels (14). Reconnaissons qu’elle le fait le plus souvent avec un certain courage et un certain panache ![3] Mais, il lui arrive parfois de botter en touche pour ne pas fâcher tel ou tel État qui menace de claquer la porte. Elle dispose pour cela d’un sésame incontestable, un gadget que seuls de fins juristes sont aptes à comprendre : la marge d’appréciation de l’État. Comme on l’aura compris, cela ne veut rien dire. Sur quels sujets précis couverts par la Convention et à partir de quelles limites, l’État incriminé par l’un de ses ressortissants jouit-il d’une marge d’appréciation ? Vous n’en saurez pas plus. Est ainsi posée la question de l’opportunité. La Cour rend-elle ses décisions non susceptibles d’appel en droit ou en opportunité ?[4] Il en va ainsi pour toutes les questions de société sur lesquelles les pays n’ont pas la même approche des problèmes. En fonction de quels critères doit-on juger que ceci est bon ou mauvais, voire moral ou immoral ? Comment sont prises les décisions ? Sur la base d’une logique d’un droit anglo-saxon ou d’un droit romain ? Seuls ceux qui sont à l’intérieur de la machine pourraient répondre à ces questions mais ils sont soumis à une obligation de réserve.

Ceci étant dit, on ne peut que se féliciter que, dans un authentique État de droit, une juridiction supranationale puisse à l’occasion condamner un État ne respectant pas ses engagements contractuels même si elle peut rapidement passer de l’interprétation du droit à la défense d’une idéologie ![5] N’est-ce pas pareille dérive à laquelle nous assistons depuis quelques années ?

GOUVERNEMENT DES JUGES : L’ESPRIT DE LA JURIDICTION

Depuis quelques années, certaines voix – de plus en plus nombreuses et diverses – s’élèvent contre ce qu’ils considèrent comme des errements coupables de la Cour de Strasbourg[6]. Cette dernière n’outrepasserait-elle pas ses pouvoirs ? Les juges (un par État membre du Conseil de l’Europe) ne seraient-ils pas déconnectés de la dure réalité que vivent nos concitoyens, imbus qu’ils seraient d’une vision idyllique du monde ? Ce bijou du Conseil de l’Europe ne serait-il pas en train de s’égarer sans en prendre pleinement conscience ? Bien installés dans leur fauteuil, ne verraient-ils pas le monde, l’Europe, avec des lunettes déformantes ?

Le débat est relancé par la publication, le 22 mai 2025, d’une tribune co-signée par neuf États européens (Autriche, Belgique, Danemark, Estonie, Italie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque), emmenés par l’Italie de Giorgia Meloni (droite) et le Danemark de Mette Frederiksen (social-démocrate). Dans ce document, ces dirigeants, qui affichent une grande fermeté en matière de lutte contre l’immigration, estiment important de « repenser la manière dont la Convention européenne est interprétée » … par les juges de la Cour jugés trop laxistes[7]. Tout en se déclarant attachés aux valeurs européennes, à l’État de droit et aux droits de l’homme, ils s’interrogent sur le point de savoir si la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas « dans certains cas, étendu le champ d’application de la Convention trop loin, par rapport aux intentions initiales de la Convention, modifiant ainsi l’équilibre entre les intérêts qui devraient être protégés »[8].

Rappelons cette condamnation de l’Italie en 2023. Saisie par quatre Tunisiens qui avaient tenté, en 2017, de traverser la Méditerranée et avaient été secourus par un navire italien, puis conduits à Lampedusa pour être, in fine, reconduits « de force en Tunisie », la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné l’Italie, pour « traitements dégradants », à verser 8.500 euros à chaque plaignant. Les magistrats de la CEDH avaient par ailleurs rappelé l’interdiction des expulsions collectives d’étrangers et avaient noté que dans cette affaire, les situations particulières des personnes concernées n’avaient pas été examinées « séparément ». À la lumière de cette décision, on comprend mieux ce que veut dire cette phrase de la lettre italo-danoise : « Ce qui était juste hier ne l’est peut-être plus aujourd’hui »[9]. Le Danemark et l’Italie stigmatisent cette vache sacrée qu’est la Cour « pour être allée trop loin dans son interprétation du droit, en particulier sur les questions migratoires ». Le clergé médiatique, comme certains juristes[10], pousse des cris d’orfraie face à cette tentative inadmissible d’affaiblissement de la Cour par des droites réactionnaires. Les médias non-conformistes applaudissent cette démarche qui vise à s’opposer à la mise en place d’un gouvernement des juges.

Une question d’importance est dès lors soulevée par cette lettre des Neuf. Les juges peuvent-ils, en vertu des grands principes et des grands sentiments, tordre la Convention pour la faire correspondre à leur idéologie sans violer le mandat qui leur a été conféré par les États ? Le vif du sujet, c’est bien évidemment la souveraineté des États, c’est-à-dire leur liberté, notamment sur les questions migratoires. En fait, plus fondamentalement, la question qui se pose aujourd’hui est celle de la dénonciation ou pas, par les États signataires, notamment la France, de conventions qui entravent désormais leur souveraineté, particulièrement en matière migratoire. Le débat ne fait que commencer. La question est de savoir si la démarche des deux chefs de gouvernement va prospérer. Attendons la suite …

LE DROIT CONTRE LES PEUPLES ?

« La liberté c’est le respect des droits de chacun ; l’ordre c’est le respect des droits de tous » (Eugène Marbeau). Ce juriste, conseiller d’État pose clairement la question du délicat équilibre à trouver par tout magistrat entre défense des libertés individuelles et des libertés collectives. Aujourd’hui, tant les résultats des derniers scrutins en Europe que les sondages d’opinion démontrent, s’il en était encore besoin, une aspiration croissante des citoyens au retour d’un minimum d’ordre. C’est pourquoi, ils se montrent dubitatifs, critiques, parfois en colère contre certains arrêts de la Cour de Strasbourg[11].  Ils ne comprennent pas, qu’au nom du respect de principes nobles (droit à la dignité humaine, à la liberté …), des magistrats à la légitimité contestable encouragent les agissements coupables de certains individus hors-la-loi[12]. Nombre d’entre eux ne sont pas ressortissants de l’un des pays membres du Conseil de l’Europe et n’ont cure du respect de l’État de droit ! Rien n’est alors plus insupportable que l’injustice de la justice ! Rien n’est plus insupportable qu’un droit dur qui se transforme en un droit mou telle la guimauve. Sans verser dans les excès de notre époque, l’on peut affirmer, avec une certaine objectivité au regard des dernières évolutions jurisprudentielles, que la coupe est pleine à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Jean DASPRY

(pseudonyme d’un haut fonctionnaire, Docteur en sciences politiques)

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.

[1] Roseline Letteron, La CEDH traverse une zone de turbulences, www.libertescheries.blogspot.com , 4 juin 2025.

[2] Jean-Paul Costa, La Cour européenne des droits de l’homme. Des juges pour la liberté, Dalloz, 2ème édition, 2017.

[3] Roseline Letteron, Comment défendre les libertés publiques ?, La Documentation française, Doc en poche, Place au débat, 2024.

[4] Vincent Berger, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Sirey, 2009 (11e édition).

[5] Paul Dahan, La Cour européenne des droits de l’homme à l’épreuve du temps. Juge des gouvernements ou gouvernement de juges ?, Annuaire français des relations internationales (AFRI), volume XII, 2011.

[6] Bostjan Zupancic, Sur la Cour européenne des droits de l’homme. Rétrospective d’un initié (1998-2016), L’harmattan, 2018.

[7] Jean-Baptiste Chastand, Les ressorts de la charge européenne contre la CEDH, Le Monde, 13 juin 2025, p. 5.

[8] Philippe Jacqué, Immigration : neuf pays de l’UE veulent affaiblir la CEDH, Le Monde, 25-26 mai 2025, p. 5.

[9] Georges Michel, CEDH et immigration : l’italienne Meloni et la danoise Frederiksen s’allient, www.bvoltaire.fr , 17 mai 2025.

[10] Nicolas Hervieu, Les attaques politiques visant la CEDH se font de plus en plus frontales, Le Monde, 28 mai 205, p. 27.

[11] Grégoire Biseau, Mattias Guyomar nouveau président de la CEDH, Le Monde, 31 mai 2025, p. 13.

[12] Roseline Letteron, Les « contrôles au faciès » devant la CEDH, www.libertescheries.blogspot.com, 28 juin 2025.